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Jean Clottes, un archéologue dans le siècle - Pascal Semonsut

Jean Clottes, un archéologue dans le siècle
Pascal Semonsut
Docteur en histoire

Jean Clottes, un archéologue dans le siècleDe son baptême touareg à ses premiers pas dans la grotte Chauvet, Jean Clottes raconte toutes ses rencontres et ses expériences dans Jean Clottes, un archéologue dans le siècle. Entretiens avec Pascal Semonsut. Extraits.

Un Honnête homme
Vous écrivez dans La grotte Chauvet. L’art des origines : « Dans certains cas, on devrait toujours ajouter dans l’état actuel de nos connaissances ou jusqu’à plus ample informé, et garder à l’esprit l’immensité de notre ignorance ». Sommes-nous condamnés à l’ignorance ? La part d’ignorance sera-t-elle toujours supérieure à celle de la connaissance ? Doit-on chercher à tout prix la connaissance ? L’ignorance n’a-t-elle que des défauts ? n’a-t-elle pas son utilité ?
Oui, la part d’ignorance sera toujours très supérieure à celle de la connaissance, quelle que soit la discipline. Les frontières, dans tous les domaines, reculent sans cesse. Cela n’implique aucun pessimisme, au contraire : c’est exaltant de vouloir apprendre et comprendre, c’est ce qui nous distingue des animaux.

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Jean Clottes par Eric Le Brun Votre ambition, votre obsession presque, c'est comprendre. C'est ce qui guide votre vie.
Qu’y a-t-il d'autre ? C'est bien étudier et comprendre. Quand j'ai compris quelque chose, je suis satisfait parce que j'ai l'impression d'avoir avancé dans mon approche du monde. Des livres que j'ai écrits, celui que je considère comme le plus important est Pourquoi l'art préhistorique ? parce que j'y expose ma démarche et affirme que ce qui distingue l'Homme de l'animal et, probablement même, en grande partie, des plus anciennes humanités, est sa capacité à se poser des questions sur le monde. C'est à partir de l'apparition du langage articulé que les hommes ont pu mettre cela en musique, si je puis dire. Avant, ils pouvaient se poser des questions, mais d'une façon plus élémentaire. En tout cas, cela n'a pas laissé de traces. Pour moi, la spiritualité consiste à se poser des questions sur le monde et tenter d'y répondre. Il existe deux autres voies pour comprendre : la philosophie et la science qui, quant à elle, aborde des questions plus pratiques. C'est cela qui nous distingue fondamentalement des animaux. Jamais un animal ne se posera de questions sur le monde. Certes, les animaux ont des sens plus aiguisés que nous, ils peuvent même montrer plus de sagesse (nous mettons notre propre espèce en danger en toute connaissance de cause, ce qui ne peut être le cas des animaux), mais seule notre espèce est consciente de ce qu'elle fait. C'est en ce sens là qu'il faut comprendre le terme sapiens, non pas dans celui de sagesse, mais celui de conscience.
C'est donc le propre de l'Homme de se poser des questions. Il peut apporter des réponses scientifiquement discutables, comme dans le cadre des religions, que ce soit celle du Coran, de la Bible, ou des autres, mais, qu'importe, il s'y essaie.
Comprendre exige de la rigueur, rigueur qui paraît bien être un élément constitutif de votre personnalité. La rigueur dans l’étude, l’organisation, la façon de voir les choses…
Peut-être bien, il me semble simplement que j’aime les choses carrées. C’est en partie pour cela que j’ai eu des différents avec certaines personnes car je ne cache pas ce que je pense ou ce que j’attends. Avec moi, les gens savent où ils vont. Je suis plutôt partisan d’affronter l’obstacle que de le contourner. J’aurais fait un mauvais politique…

Mais aussi : éthique et morale, l’esprit d’indépendance, le bonheur de voir, …


Des territoires
Les rencontres tiennent un rôle extrêmement important dans votre vie. Vous écrivez même qu’elles sont « la chair et le sang de la recherche ». Pouvez-vous m’expliquer ces termes qui sont assez forts ?

Nous ne sommes pas de purs esprits et un chercheur ne travaille pas dans un vide éthéré. L’esprit (le raisonnement intellectuel, la recherche, les livres, les musées etc.) est indispensable et tient une place majeure, mais, après, il y a les rencontres. Ce sont elles qui vivifient la recherche. Lire un livre, si extraordinaire soit-il et même si l’auteur y est très présent, ne se compare pas à une longue discussion avec son auteur. C’est pour cela que les gens vont aux conférences parce que c’est beaucoup plus vivant. « Vivant », c’est la chair et le sang !
Nous faisons des rencontres aussi lors de congrès ou de colloques. L’intérêt d’un colloque, ce n’est pas seulement d’écouter les interventions de tel ou tel. C’est surtout rencontrer et échanger avec des collègues. Cela a été étudié aux États-Unis : ceux qui participent régulièrement  à des congrès ont une production scientifique plus importante que les autres. Il vaut mieux aller à un congrès que lire un livre, car on va y discuter et débattre. Pour faire une comparaison artistique, quand vous lisez un livre vous êtes dans le classicisme, alors que lorsque vous assistez à un congrès vous versez dans l’impressionnisme, car des impressions vous viennent de toutes parts ; elles nourrissent votre pensée et votre recherche.
Ces rencontres passent très souvent par des voyages.
Art aborigene AustralieC’est vrai, mais je fais surtout des voyages parce que je reçois des propositions.
Je n’aime pas à proprement parler voyager, le processus lui-même.  Lorsque je suis à l’étranger, en revanche, j’apprécie les autres milieux, j’aime m’intégrer et voir de nouvelles gens et de nouveaux paysages.
Je vais vous en donner un exemple. Il y a quelques années, j’ai été invité à aller en Australie où, entre autres, j’ai passé une semaine dans une famille aborigène. L’après-midi, nous allions voir des peintures rupestres. Cette famille avait ses traditions. Lui était le chef d’une tribu locale, et lorsque nous allions sur les sites, l’ambiance était assez curieuse. Un jour, nous sommes allés voir un site gravé et le chef de la tribu a dit à son petit-fils de ne pas marcher sur des fourmis car nous étions sur un site sacré où on devait respecter toute vie. Une autre fois, sa fille, institutrice, était restée dans la voiture pendant que nous visitions un autre site. J’avais alors demandé la raison de son absence et son père m’avait répondu que cet endroit  était interdit aux femmes car il servait pour l’initiation des jeunes garçons lorsque ceux-ci arrivaient à la puberté. Il s’y trouvait des kangourous gravés profondément dans la roche et il m’expliqua que la queue du kangourou était orientée vers les montagnes sacrées. Rien n’était laissé au hasard ! Il me dit alors que c’était un site menacé car une route devait le traverser. Sa tribu se battait pour que l’endroit demeure intact. Il avait donc fait là-dessus un rapport aux autorités qu’il voulut me montrer lorsque nous sommes rentrés chez lui. Son rapport contenait des photos. Sur la page de garde, il était indiqué qu’il était potentiellement dangereux pour les femmes de voir ces photos et que, si elles le faisaient, ce serait à leurs risques et périls. À ma demande, il m’en fit une photocopie… C’était assez étrange ce mélange de traditions millénaires et de modernisme. Les voyages et les séjours dans des pays lointains permettent ce type de contacts avec des cultures très différentes de la nôtre.
Pour vous il faut que ça « bouge ». Quand on vous lit, on sent un réel besoin de mouvement.
Oui, peut-être, si vous le dites... Pour les voyages, je n’ai pas de programme établi à l’avance, cela se fait en fonction des demandes qui me sont faites. Pour mon premier voyage aux États-Unis, j’avais été invité comme visiting professor à Berkeley. C’est à partir des années 1990 que j’ai commencé à beaucoup voyager. J’étais allé auparavant en Angleterre, Allemagne, Israël mais avant Israël je n’étais pas sorti de l’Europe. Après, je suis allé en Afrique, en Amérique du Nord et du Sud, en Inde, en Thaïlande, en Sibérie,  en Chine, en Australie, en Nouvelle Zélande, etc. Mais si j’ai autant voyagé c’est, le plus souvent, pour assister à des congrès, faire des conférences ou aller voir des sites ornés.

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Une carrière
Comment êtes-vous venu à la Préhistoire ?

Par curiosité. Je suis d’abord venu à la spéléologie par mon père parce qu’il en faisait lui-même dès avant la guerre, à une époque où il n’y avait que très peu de spéléologues ! Il ne connaissait rien en Préhistoire, mais il fut un membre fondateur du  Spéléo-club de l’Aude et de l’Ariège. Il nous emmenait, mon frère, ma sœur et moi, lorsque nous étions tout petits et c’est ce qui m’a donné le goût de la spéléologie. Ce qui m’attirait, c’était l’aspect sportif et la découverte, le goût de l’aventure en quelque sorte. Quand j’ai été adolescent, j’en ai fait beaucoup, en Angleterre notamment. Tout en restant Jean Clottes - Richenkodans le Spéléo-club de l’Aude et de l’Ariège, pendant les trois ans que j’ai passés en Angleterre, j’ai été membre d’un groupe qui s’appelait la British Speleological Association et j’ai participé à de nombreuses sorties spéléologiques avec eux. Puis, quand j’ai connu ma femme, qui était lotoise, j’ai fait de la spéléologie avec le Groupe spéléologique du Quercy. C’est la spéléologie qui m’a lancé dans la préhistoire. Elle m’a donné le goût d’en savoir un peu plus. Dans les années 1950, comme peu de gens la pratiquaient, nous faisions souvent des « premières » en allant dans des endroits où personne n’était passé auparavant. De temps en temps nous trouvions des objets préhistoriques, des tessons de poterie, des os… Beaucoup de questions se posaient à nous : de quand cela date-t-il ? est-ce qu’il s’agit d’os humains ? Cela a entretenu chez moi une curiosité latente. Je citerai en particulier une grotte sépulcrale, la grotte d’Usson dans l’Aude, que mon père et ses amis avaient découverte et explorée avant la guerre. Dans leur ignorance, ils avaient ramassé des ossements et des objets, notamment des boutons en os à perforation en V, et les avaient ramenés chez eux. Ils se trouvent maintenant dans un musée.
Donc, tout cela a activé mon imagination, mais je ne pensais pas du tout qu’il me serait possible de devenir préhistorien, je n’y pensais même pas ! Au moment de choisir un métier, j’ai fait une licence d’anglais et suis devenu professeur d’anglais pour gagner ma vie.
Quand j’ai fait mes études d’anglais à Toulouse, je me suis aperçu qu’il existait deux cours de préhistoire, ceux de Louis-René Nougier et de Louis Méroc. J’ai assisté une fois, un peu par hasard, au cours de Louis Méroc, me disant que, lorsque j’aurais du temps, je m’y intéresserais davantage. Quand j’ai été nommé au lycée de Foix, en 1959, n’ayant plus de cours à suivre, je n’avais qu’à enseigner et disposais donc de plus de temps : je me suis alors inscrit au cours de L.-R. Nougier, puis ai passé le Certificat d’archéologie préhistorique, en candidat libre. C’est venu de là. Cela a été déterminant dans ma carrière. Nougier avait remarqué mon intérêt et il m’a suggéré de continuer en thèse. Mes occupations de l’époque se cantonnaient au bridge et au ski. Je me suis dit « pourquoi pas ? ». C’est ainsi que tout a commencé.
C’est donc le hasard qui m’a conduit là où je suis aujourd’hui : sans cours de Préhistoire à Toulouse, jamais je ne serais devenu préhistorien.

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Parmi les préhistoriens
Vous n’avez jamais rencontré Breuil ?

Non. J’ai fait mon Certificat en archéologie préhistorique à l’université de Toulouse avec le Professeur Louis-René Nougier durant les années 1959 et 1960. À la fin de l’année universitaire, au début de l’été 1960, Breuil devait venir, pour une thèse ou pour une maîtrise. Au dernier moment, il s’est désisté parce qu’il était malade et il est mort l’année d’après. Du coup, je ne l’ai jamais rencontré.
Cela constitue-t-il un regret pour vous ?
Oui, mais j’étais étudiant et je ne l’aurais de toute façon vu que de loin. Je n’aurais pas pu discuter avec lui, je n’étais pas à son niveau.
Qu’aurait-il pensé de votre théorie du chamanisme ?
Je ne saurais le dire car tout se situe toujours dans un contexte culturel et historique précis. Disons qu’il aurait été intéressant d’en discuter.
Pour Breuil nous sentons bien que vous avez un avis partagé, c’est un peu le meilleur et le pire. Vous avez eu des mots sévères sur lui au sujet de son action dans Lascaux
Pour Breuil, il ne faut pas passer de l’adulation (qu’il a connue) au rejet pur et simple. Il convient de le replacer dans son époque, en particulier pour les problèmes de conservation, car on pensait alors que les grottes étaient éternelles et on agissait en conséquence. Breuil n’était donc pas du tout porté sur la conservation. Quand il faisait des relevés, il plaquait le calque directement sur les peintures, ce que l’on ne ferait jamais actuellement, mais à l’époque cela ne choquait personne.
Autre exemple : quand a été découverte la galerie Cartailhac de Niaux, en 1925, elle se trouvait derrière un lac qui faisait voûte mouillante. Après une sécheresse, l’eau a baissé,  la voûte s’est désamorcée et un préhistorien local, Joseph Mandement, a pu se rendre en radeau dans cette galerie où il a découvert des peintures. Breuil y est donc allé et, pour que l’eau baisse, il a conseillé de faire exploser les planchers stalagmitiques à la dynamite, ce qui fut fait : des explosifs dans Niaux !
Breuil effectuant un relevé sur calqueLes relevés de Breuil sont admirables, mais il ne relevait pas tout et quelquefois il complétait même ses observations. Pour les Trois Frères, où il a énormément travaillé, les relevés sont, en général, excellents, pour les gravures pariétales. En revanche, pour les plaquettes gravées de la grotte d’Enlène, jumelle des Trois-Frères, ils ne sont pas très bons car pour Breuil ces plaquettes constituaient un art mineur. Le père de Robert Bégouën, Louis, m’avait raconté que lorsqu’il faisait des fouilles à Enlène, dans les années 1930, il ramenait les plaquettes où il pensait qu’il pouvait y avoir des gravures et les gardait pour Breuil. Quand celui-ci venait, l’été, il faisait trois tas : un pour les « belles »  plaquettes (avec un bison ou un humain, etc.), un autre, en général le plus gros, où il n’y avait rien et un dernier tas pour les plaquettes qui lui posaient question. Dans ce dernier cas, il prenait un crayon et dessinait directement sur la plaquette : « Voyez, Louis, il pourrait y avoir tel ou tel animal… » ! Il y a peut-être vingt ou trente ans, nous avons décidé de vérifier cela, avec Robert Bégouën. Nous avons délicatement effacé les traits de Breuil sur une de ces plaquettes et nous nous sommes aperçus qu’il n’y avait rien en dessous…

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Fouiller, relever, publier, expliquer
Quelle place tiennent les fouilles dans votre parcours ?

Elles ont tenu une place essentielle, et je ne le regrette pas, car le contact étroit du terrain est irremplaçable ! J’ai effectué des fouilles toute ma vie et, si je me suis arrêté délibérément avec la grotte du Placard, il n’y a pas tout à fait vingt ans, c’est parce que je me suis dit que je n’arriverais jamais à publier tout ce que j’avais déjà fait. J’ai dirigé de nombreux chantiers et j’aimais ça, mais je ne me contentais pas d’organiser et de diriger : je participais aussi directement aux travaux de fouilles. Par exemple pour l’abri de Vers (Lot), qui comprend une stratigraphie imposante avec de très nombreux niveaux d’habitat, c’est moi qui m’enfonçais dans une couche fouillée et relevée pour découvrir et apprécier ce qu’il y avait dessous. Je voulais me rendre compte de cette nouvelle couche et de ses limites parce que j’avais une grosse expérience de terrain et que c’était ma responsabilité (j’ai quand même fouillé pendant plus de trente ans, commençant en 1962 et finissant en 1995).
Au début, je me suis spécialisé dans les dolmens puisque ils étaient le sujet de ma thèse : « Le Mégalithisme dans le Lot ». Ensuite j’ai commencé une fouille dans la Grotte des Églises, près de chez moi, en 1964. Je m’étais lancé dans ces travaux parce qu’à mes débuts je pensais me cantonner au Néolithique et à l’Âge du Bronze, époques des dolmens. J’avais ramassé quelques vestiges de ces périodes dans un éboulis de cette grotte. Donc, j’ai commencé à y fouiller et, sous une couche peu étendue du Bronze moyen, j’ai mis au jour un important habitat du Magdalénien final. Louis Méroc, qui suivait mes travaux, m’incita à le fouiller, ce que j’ai fait tout en préparant ma thèse. Je me suis alors intéressé au Magdalénien pyrénéen. Ensuite j’ai dirigé les fouilles de la grotte d’Enlène (Montesquieu-Avantès, Ariège) pendant quatorze ans. Après ma thèse, je n’ai plus « fait de dolmens » (le dernier que j’ai fouillé c’était en 1975 je crois bien) et j’ai commencé à étudier l’art paléolithique avec la découverte du réseau Clastres et celle de Fontanet notamment. C’est à ce moment-là, au début des années 1970, que le Magdalénien et l’art pariétal ont commencé à prendre de l’importance dans mes recherches.
On retrouve là encore les circonstances. Que se serait-il passé si vous n’aviez pas trouvé de Magdalénien aux Églises ?
Et bien, peut-être serais-je resté dans le domaine des dolmens. Ce sont souvent les circonstances qui orientent votre vie !
Enlene - la grande plaquette - Scène de coïtJ’ai commencé à fouiller à Enlène, avec Robert Bégouën, au début des années 1970. À partir de 1971 j’avais succédé à Louis Méroc, trop tôt disparu, comme Directeur des Antiquités Préhistoriques. Robert Bégouën m’a montré les grottes de sa famille, les Cavernes du Volp, dont Enlène. Je fus stupéfait de découvrir, à Enlène, une grotte comme il s’en voyait au XIXe siècle. Il y avait eu des fouilles au XIXe, puis au début du XXe siècle par son père,  et, sous les monceaux de déblais anciens, on devinait qu’il restait des niveaux d’habitat encore en place. J’ai proposé à Robert de les reprendre. Nous avons d’abord commencé à fouiller tous les deux. À l’époque j’étais encore professeur de lycée ; j’y allais donc le mercredi et nous y passions l’après-midi. Nous avons trouvé un bâton perforé sur bois de renne orné d’un saumon magnifique, que nous avons publié dans le Bulletin de la Société préhistorique de l’Ariège en 1979. Nos fouilles hebdomadaires ont pris de l’ampleur et, assez rapidement, nous avons organisé des chantiers importants chaque été, avec de nombreux participants (jusqu’à trente-cinq). Un de mes remords professionnels, c’est que nous sommes loin d’avoir tout publié de nos travaux à Enlène. Bien conscient de l’accumulation des données et de la difficulté de les publier, après 1990 j’ai décidé d’arrêter les fouilles, car si nous avions continué cela aurait pu durer vingt ans de plus !  Il faut laisser du travail pour nos successeurs, qui auront des techniques et des problématiques certainement différentes.

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La Préhistoire des autres
En ce qui concerne la vulgarisation à la télévision, depuis quelques années c’est la mode du docu-fiction. François Garçon avait publié un article sur ce sujet intitulé « Le documentaire historique au péril du docu-fiction ». En quoi le docu-fiction peut-il être un « péril » ?

Cela peut être un péril parce que le docu-fiction risque d’être – et est souvent – hyper réaliste, avec des positions extrêmement tranchées. Si vous habillez les figurants d’une certaine façon, si vous leur faites faire ceci plutôt que cela, vous prenez une position qui peut travestir la réalité en allant beaucoup trop loin dans l’interprétation. Le même problème se pose pour les romans, mais la télévision ou le cinéma sont plus redoutables parce qu’ils simplifient la réalité, alors que dans un roman vous pouvez introduire des nuances et transmettre davantage de connaissances. L’image est obligée de trancher alors que le texte peut proposer plusieurs pistes.
Guilaine a été le conseiller de Jacques Malaterre pour Le sacre de l’Homme. Il écrit : « On pourra objecter que le docu-fiction archéologique est un leurre, un pis-aller. Mais les trois films de Malaterre ont été vus en France par 25 millions de téléspectateurs [...] C’est un bon moyen pour intéresser le public à nos problèmes, non ? »
La grotte des rêves perdusGuilaine se place sur un autre plan. Il a raison de dire que Malaterre a sensibilisé des millions de gens à la Préhistoire. En revanche, ses documentaires peuvent être critiqués en tant que docu-fictions du point de vue que je viens d’indiquer.
Or, la vraie question, pour le spécialiste que je suis, est de savoir si l’image véhiculée correspond ou non à la vérité telle que nous la connaissons (ou supposons).
Un exemple tiré de ma propre expérience : j’ai participé au film d’Herzog, La grotte des rêves perdus. Le réalisateur montre un préhistorien faisant une démonstration de tir au propulseur. Or, à l’époque de la grotte Chauvet, sujet du film, pour autant que nous sachions, cet outil n’existait pas. Le réalisateur, au nom de la vulgarisation, a commis un anachronisme et, dans une certaine mesure, trahi la réalité.
Bon nombre de personnes vont aller à la Préhistoire non par des ouvrages de spécialistes mais par les docu-fictions. Doit-on alors, au nom de la science, leur interdire cette voie au motif qu’elle contient des erreurs ?
Certainement pas. Les docu-fictions sont utiles. Il faut seulement que les réalisateurs s’entourent de spécialistes compétents pour éviter le plus d’erreurs possible. Cela leur demande de faire preuve de modestie, ce qui n’est facile pour personne.

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Et si on ne parlait pas de Préhistoire ?
Que pensez-vous de l’art contemporain ?

On y trouve le meilleur et le pire. Lorsque vous en discutez avec des plasticiens - il ne faut plus dire artistes, un autre « gros mot » -, ils vous disent souvent : « Pourquoi est-ce de l’art ? Eh bien, parce que moi je déclare que c’est de l’art ». Autrement dit, il n’y a pas actuellement de définition de l’art.
Jean ClottesJ’ai participé à un certain nombre de colloques qui mêlaient préhistoire et art contemporain et j’ai vu des expositions ou des musées. Dans certains cas, je ne vois pas où est l’art, comme dans  l’histoire de la grotte de Bédeilhac, dans l’Ariège.
Ce projet était né d’une intention louable. Le Ministère de la Culture avait créé une ligne budgétaire pour installer des œuvres d’art contemporaines dans des lieux classés au titre des Monuments historiques. Bédeilhac l’était. Le conseiller artistique de la région Midi-Pyrénées eut donc l’idée d’en profiter (au noble sens du terme bien entendu). Le premier projet fut relativement classique. Un plasticien très connu internationalement placerait son œuvre dans l’entrée anciennement cimentée de la grotte. C’était une espèce de petite fontaine et autour d’elle un cercle de cinq à huit mètres de diamètre fait de petites briquettes de teinte marron posées à même le sol. J’étais à l’époque Directeur des Antiquités Préhistoriques et mon collègue me demanda mon avis sincère et sans détour sur le projet. Je lui répondis textuellement qu’ « à mon avis c’était de la m... » ! Il m’avait alors félicité d’avoir deviné : j’avais raison puisque les briquettes étaient faites à partir des déjections de l’artiste. J’étais stupéfait et j’ai toujours du mal à croire que cela constituait une œuvre d’art. Ce projet fut tout de même refusé par le Ministère.
En revanche, il m’est arrivé de voir des œuvres d’art contemporain qui ne sont pas faites selon les canons classiques mais qui s’y mesurent et devant lesquelles on éprouve un certain choc esthétique. Pour moi, l’art est une pensée humaine qui se porte sur la réalité, ou sur certains aspects de la réalité, et qui l’interprète et la transforme avant de la recréer. Cette définition reste très large, mais au moins faut-il que, derrière l’œuvre d’art, existe une pensée qui interprète le monde.
Dans d'autres cas, je comprends l’intention des artistes, comme chez Soulages avec son « noir lumineux », car derrière leurs œuvres on trouve travail et recherche. J’ai rencontré Pierre Soulages et je lui ai fait visiter Niaux. Ses variations sur le noir viennent du noir des grottes.
J’ai participé pendant plusieurs années à un festival organisé dans le Lot par Jean-Paul Coussy, ancien directeur du Musée des Arts Georges Pompidou à Cajarc. Il était aussi spéléologue et s’intéressait beaucoup à la Préhistoire. Il est d’ailleurs l’un des découvreurs de la grotte ornée de Roucadour. Il eut l’idée de créer un symposium réunissant paléolithiciens et plasticiens autour de l’art. Or, si l’art nous relie, nous sommes malgré tout, préhistoriens et artistes, sur des orbites différentes, qui ne se rencontrent pas, ou seulement de manière exceptionnelle. L’art préhistorique, comme celui des églises, est un art collectif qui traduit les mythes du groupe alors que les plasticiens sont, par définition, individualistes à l’extrême. Je me rappelle avoir visité, à l’invitation de Jean-Paul Coussy, une exposition qui représentait des murs entièrement couverts de longues équations mathématiques. Lui demandant quel pouvait en être l’intérêt, il me répondit que cela n’avait jamais été fait auparavant. Franchement, cela ne m’intéresse pas. Cette conception de l’art est totalement étrangère à celle des artistes paléolithiques qui n’allaient pas peindre au fond des grottes parce que cela n’avait jamais été fait avant eux !
Le plasticien exprime sa vision personnelle, non celle du groupe, et c’est légitime. Dans certains cas, une œuvre me touche, dans d’autres, la plupart, je reste froid. L’artiste contemporain doit se démarquer pour exister. Je ne comprends pas trop cette démarche. Elle est à l’opposé de l’art préhistorique.

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Et maintenant ?
Le pessimiste que vous êtes ne ressent-il pas un peu d’optimisme grâce au préhistorien ?

Je ne suis pas pessimiste dans la vie courante.
Mais sur le destin de notre espèce ?
Là, oui je suis pessimiste car, à voir ce qui se passe, je doute fort que les peintures de Chauvet durent 36 000 ans de plus. Nous vivons dans un monde très dangereux où le pire est toujours possible et même probable.
Voir toutes ces beautés préhistoriques ne vous rassure pas sur la nature humaine ?
Oui et non…
jean ClottesFace à ces œuvres d’art qui viennent du fond des âges, vous ne vous dites pas qu’il y a quand même des hommes capables de produire de telles beautés ? C’est bien que la beauté est inscrite en nous. N’est-ce pas cela qui, au final, nous sauvera ?
Non, je ne le crois pas. Je pense que l’humanité est d’évidence multiforme, capable du meilleur comme du pire, mais ce ne sont pas, hélas, les bons sentiments qui nous sauveront.
Avec l’évolution actuelle des sciences, qui par ailleurs apportent tant de bienfaits, nous avons malheureusement la possibilité de détruire le monde dans lequel nous nous trouvons. Pensez-vous que l’on ait des raisons d’être optimiste quand on regarde autour de nous ? Je suis très pessimiste sur l’avenir de l’humanité. Tout ce que l’on voit, c’est de plus en plus d’égoïsmes et de compétition entre les individus, entre les peuples. Je pense aussi au réchauffement climatique, à la pollution, la surpopulation, la prolifération des armes chimiques, atomiques et bactériologiques, au développement des fondamentalismes, au terrorisme. Ces fléaux vont provoquer des catastrophes phénoménales. Je suis convaincu que nous avons déclenché un engrenage infernal dont nous ne nous sortirons pas sans des dommages incommensurables. Nous savons cela depuis des années et que faisons-nous ? Rien. Nous assistons, sans bouger, aux tueries du Rwanda, du Kosovo, de Syrie, et d’ailleurs.
Louis Méroc, dans un de ses textes, que j’ai fait publier dans les années 1970, montre que toute population animale croît jusqu’à atteindre un certain niveau qu’elle ne peut pas, qu’elle ne doit pas, dépasser. Se met alors en place une sorte d’autorégulation (par des affrontements entre animaux, des famines, des épizooties) destinée à faire baisser le nombre d’individus pour atteindre un niveau de nouveau acceptable. L’humanité est engagée dans ce processus et connaîtra cette évolution. Alors, oui, je suis très pessimiste.
Les responsables politiques, par définition, ne mènent des actions que sur le court terme, ce qui leur interdit de se préoccuper du sort ultime du monde. Il adviendra forcément des famines, des catastrophes et des guerres sur une échelle gigantesque. Je suis très inquiet.
Ne pensez-vous pas que la construction européenne soit un rempart face à toutes ces menaces ?
Elle pourrait jouer ce rôle, si elle ne se heurtait pas à tant d’égoïsmes petits et mesquins. Je ne perçois aucune ferveur européenne, chacun défend ses intérêts nationaux à courte vue au détriment de l’intérêt communautaire. Je suis partisan d’une Europe fédérale avec un gouvernement central à l’image des États-Unis.
À court terme, je ne suis pas pessimiste. Je profite de la vie et conseille à mes enfants et petits-enfants d’en faire autant (« Carpe diem »). Á long terme, je le suis profondément. Nous sommes condamnés à la destruction et si nous pensons pouvoir y échapper sans un sursaut que rien n’annonce nous nous faisons des illusions.

Pascal SEMONSUT
Docteur en histoire




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Mis en ligne le 01/09/15