L'étrange destinée de l'abbé Breuil
Pascal Semonsut
Il ne s’agit pas, dans cet article de retracer la vie et l’œuvre de l’abbé Breuil. Le lecteur intéressé pourra se référer, entre autres biographies, à celle que l’on trouve sur ce site (biographie abbé Breuil). L’objectif est d’apprécier la notoriété de celui que l’on surnomma, non sans une certaine ironie, « le pape de la Préhistoire », ce qui n’était pas pour déplaire à celui qui, au sein même de son institution, n’a jamais exercé de responsabilité, ni même de vrai ministère.
Le « pape de la Préhistoire » ou celui des préhistoriens ?
Henri Breuil (1877-1961) est, avec Leroi-Gourhan, la figure marquante de la préhistoire française. D’après Philippe Soulier, « ces deux grands préhistoriens ont en effet profondément marqué la préhistoire du XXe siècle » 1. Comme Leroi-Gourhan après lui, il est un notable de la science : professeur à l’Institut de Paléontologie Humaine, premier titulaire de la chaire de préhistoire au Collège de France, il est présent lors de découvertes majeures, comme Les Combarelles ou Font-de-Gaume, et en authentifie de nombreuses dont Altamira, Lascaux ou la grotte de Rouffignac. Enfin, on lui doit une nouvelle classification des industries paléolithiques et l’établissement d’une chronologie de l’art pariétal qui font encore autorité aujourd’hui. Spécialiste de l’art préhistorique, il est certainement de tous les préhistoriens celui qui influença le plus la préhistoire dans ce domaine.
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Et même si l’on trouve des préhistoriens et des archéologues tentés par le « meurtre du père » ou le « déboulonnage de statue » comme Jean-Loïc Le Quellec dans La Dame blanche et l’Atlantide, les successeurs de l’abbé préhistorien produisent un discours toujours très laudateur sur le héros de la bataille aurignacienne. Quelques exemples suffiront.
D’octobre 1966 à mars 1967, la Fondation Singer-Polignac organise une exposition sur Breuil. On peut lire en introduction au catalogue publié en 1967 ces mots de Roger Heim, président de la fondation : « le visiteur découvrira dans ces pages de nombreux textes et dessins inédits de Henri Breuil qui permettent de jeter une lumière sur sa prestigieuse personnalité ».
Leroi-Gourhan lui-même peut encore écrire, en 1984, « Penser à l’art préhistorique suggère immédiatement le nom de l’abbé Breuil. Fondateur d’une recherche dont il a conduit l’essor pendant un demi-siècle et qu’il continue de présider, il a attaché sa marque à une œuvre immense et tout effort pour surélever l’étude se fonde sur l’édifice qu’il a construit » 2.
En novembre 1989 se tient le XXIIIème Congrès préhistorique de France. Dans les Actes parus l’année suivante, Jean-Philippe Rigaud écrit : « Breuil fut le premier à tenter et réussir une première synthèse sur la préhistoire culturelle de l’Europe. Malgré ses défauts et ses faiblesses, ce travail, complété par celui de D. Peyrony, a établi les bases de nos connaissances sur le Paléolithique supérieur et, si les buts et les méthodes des recherches actuelles se sont quelque peu déplacés, ces précurseurs ont toutefois été les maillons indispensables à l’établissement de notre science » 3.
Enfin, en 2006 se tient au musée d’art et d’histoire Louis-Senlecq de l’Isle-Adam, la ville où se retira Breuil à la fin de sa vie, une exposition intitulée Sur les chemins de la Préhistoire. L’abbé Breuil du Périgord à l’Afrique du Sud. Le but de cette exposition, comme on peut le découvrir dans l’introduction au catalogue, est de « retracer l’exceptionnel parcours de ce religieux qui consacra sa vie à la science et témoigner de son rôle majeur dans l’archéologie préhistorique de la première moitié du XXe siècle » ; Breuil qui « ne fut pas seulement un acteur prestigieux de la préhistoire mondiale, dans des domaines aussi divers que l’art des grottes ornées, l’industrie et la chronologie du Paléolithique ou les origines de l’Homme [mais également un] voyageur infatigable, arpenteur de nouveaux terrains d’étude, passeur entre les disciplines, créateur et animateur de réseaux institutionnels » 4.
À lire ces différents témoignages, on peut se demander si Breuil n’est pas tout autant le « pape de la Préhistoire » que celui des préhistoriens. Mais si l’abbé est toujours une figure incontournable de la science, un homme dont nul scientifique n’ignore le nom, qu’en est-il du grand public ?
Un nom oublié mais une œuvre vivante
Il était inévitable qu’une telle notoriété scientifique, un tel magistère dépassent les cadres étroits de la communauté préhistorienne. Mais la situation est plus complexe qu’il n’y paraît et il nous faut distinguer Breuil de son œuvre.
Breuil occupe à plusieurs reprises les pages de la presse écrite. Si, d’habitude un préhistorien est présenté aux lecteurs par son statut professionnel, lui représente une exception. En effet, les journalistes insistent avant tout sur sa notoriété à l’occasion de « papiers » sur Lascaux ou la découverte de Rouffignac. Ainsi, le simple abbé devient-il dans les colonnes des journaux ce qu’il n’a jamais été dans l’Église : un homme « vénérable », « éminent », un « maître ». Il est « un des plus grands savants dont la France peut légitimement s’enorgueillir » en occupant « la première place des spécialistes mondiaux de l’art préhistorique ». La palme de l’hagiographie revient au Figaro qui, dans son édition du dix août 1956, n’hésite pas écrire qu’« au-dessus de l’abbé Breuil [...] il n’y a personne dans le monde » ! Il est également, pour la presse, la preuve vivante et très chrétienne de la victoire de l’esprit sur le corps puisqu’à Rouffignac, il « s’est imposé, malgré son grand âge, une exploration extrêmement fatigante »et qu’il vient« malgré son âge, de mener pendant douze heures une exploration minutieuse ». Dans l’une de ses rares biographies, on retrouve cette idée d’un homme combattant par l’esprit l’infirmité due à l’âge : « Un an après l’affaire de Rouffignac, au cours de laquelle Breuil avait une fois de plus montré son extraordinaire jeunesse d’esprit et une combativité toujours en éveil, il a quatre-vingts ans. Ce vieillard bedonnant, un peu sourd, la vue usée […] a pourtant gardé sa vivacité, son sens de la répartie et sa curiosité » 5. Breuil disparu, sa mémoire disparaît également des journaux.
Sept ans après sa mort, il devient l’espace de quelques planches un héros de bande dessinée, dans le magazine Record.
Sa longévité scolaire est nettement plus grande. Si l’on s’intéresse aux auteurs les plus cités par les manuels scolaires de la seconde moitié du XXe siècle, on constate que huit totalisent à eux seuls presque la moitié de toutes les citations d’auteurs. Breuil est à la 4ème place de ce classement (derrière Rosny, Leroi-Gourhan et Boucher de Perthes) occupant les pages des livres de classe des années 1940 à 1960. Accompagnant les élèves des premières années du Baby-Boom, il est, pour ces trois décennies, l’un des savants les plus populaires. Pourtant, sa mort physique appelle sa mort pédagogique, ce qui explique pourquoi le grand savant est aujourd’hui un parfait inconnu pour les non spécialistes.
Pourtant, si le nom de Breuil est aujourd’hui tombé dans l’oubli médiatique et scolaire, son œuvre connaît une survie paradoxale.
Sur toute la seconde moitié du XXe siècle, l’art est dépeint par les auteurs de manuels essentiellement comme une pratique magique destinée à assurer le succès de la chasse. On lit ainsi dans un manuel scolaire des années 1950 que « l’art n’était pas désintéressé mais magique : ces chasseurs-sorciers pensaient que l’animal représenté en effigie tomberait facilement en leur pouvoir » et, dans un autre des années 1980, que les hommes préhistoriques « représentaient sur les murs les animaux qu’ils avaient l’habitude de chasser. Sans doute était-ce un rite magique pour s’assurer une bonne chasse ». Les romanciers reprennent cette théorie à leur compte. À titre d’exemples : Norbert Casteret, dans Muta, fille des cavernes, publié en 1965, explique que « de temps immémorial [la caverne] servait de grotte-temple : c’était la grotte sacrée de la tribu des Rochers. C’est là que Taka traçait sur les parois la silhouette des animaux dont la tribu faisait sa subsistance […]. C’est là aussi qu’il officiait, sur ces fresques destinées à favoriser le succès de la chasse » ; A. Surget, dans Un cheval pour totem, sorti en 2000, raconte que « les hommes descendaient dans des grottes et faisaient des peintures [ils] voulaient expier le sang des rennes, mais pas pour les beaux yeux des rennes, pour être libres de tout souci et sans remords l’année suivante mieux tuer, d’une main que rien n’entache [...] faisant venir le gibier et la pluie en dessinant dans le noir l’un et l’autre, puis dansant devant ce formidable buffet où de grandes vaches sautaient ». Sur toute la seconde moitié du XXe siècle, respectivement plus de 80 % et 60 % des livres de classe et des romans évoquant la signification de l’art le lient à la magie de la chasse.
Cette conception est celle des préhistoriens eux-mêmes. Évoquée par des savants comme Salomon Reinach au tournant des XIXe et XXe siècles, elle est ensuite reprise et, surtout, popularisée par Henri Breuil qui, avec Raymond Lantier, écrit en 1951 que les peintres préhistoriques « avaient trouvé grâce aux croyances à la magie de la chasse, magie de reproduction et de destruction, la raison sociale d’exercer, de développer et d’enseigner leur art. Ils ont été à la fois artistes et magiciens, peignant par amour de l’art, mais aussi pour que le gibier désirable se multiplie, que la chasse en soit favorable, que les animaux malfaisants soient détruits » 6. Elle constitue même sur toute la première moitié du XXe siècle une « sorte de dogme » 7, selon les mots de Jean Clottes. Auteurs de manuels et romanciers ne font alors qu’obéir au « dogme ». Pourtant, dès les années 1960, cette hypothèse est combattue par Annette Laming-Emperaire et André Leroi-Gourhan, tant et si bien qu’aujourd’hui elle se trouve largement dépassée 8. Le « dogme » mort, l’école et la littérature continuent pourtant d’en être les propagandistes zélés. Le paradoxe est d’autant plus criant qu’il connaît, dans les années 1950-1970, à la fois son apogée dans les manuels et les romans et sa disgrâce dans le monde scientifique. Si, dans les trois dernières décennies du siècle, le nom de Breuil a disparu des consciences profanes, son œuvre continue d’y vivre à leur insu.
Comment expliquer un tel acharnement didactique et romanesque alors qu’il ne repose sur aucune base scientifique ? L’une des explications tient à Breuil lui-même. Étant l’un des préhistoriens les plus connus, notamment des élèves des années 1940 à 1960, il paraît logique que sa théorie connaisse la même popularité. Mais cette explication n’est pas suffisante puisque l’abbé tombe dans l’oubli scolaire à partir des années 1970. Il faut chercher ailleurs. L’art magique est une conception facile à expliquer et facile à comprendre : les préhistoriques peignent des animaux pour pouvoir les tuer à la chasse. Il faut reconnaître que, bien qu’étant obsolète, une telle conception est fort pratique pour les maîtres : ils sont sûrs de se faire comprendre. Scientifiquement dans le faux, ils sont pédagogiquement dans le vrai, du moins dans l’efficace. On peut comprendre l’attrait qu’elle exerce sur eux, d’autant qu’enseigner le structuralisme de Leroi-Gourhan est une entreprise nettement plus ardue. Le mettre en scène également. Aux statistiques de Leroi-Gourhan les romanciers préfèrent les rites et les incantations autour d’une peinture de Breuil, incomparablement plus vivants, plus évocateurs, en un mot plus distrayants.
Une étrange destinée
Quelle étrange destinée médiatique que celle d’Henri Breuil. Personnage indissociable de la préhistoire mondiale pendant un demi-siècle, figure tutélaire de toutes les générations de préhistoriens qui l’ont suivi, scientifique lié aux plus grands sites paléolithiques comme Lascaux ou Rouffignac, c’est aujourd’hui un nom oublié du grand public parce qu’oublié de l’école et de la presse. En revanche, son interprétation de l’art pariétal, interprétation pourtant scientifiquement erronée, continue de vivre clandestinement encore dans les dernières décennies du 2ème millénaire grâce aux efforts conjugués de l’école et de la fiction.
Pascal Semonsut
Docteur en histoire
1 P. Soulier, « Henri Breuil et André Leroi-Gourhan, préhistoriens au XXe siècle » in Sur les chemins de la préhistoire. L’abbé Breuil du Périgord à l’Afrique du Sud, Musée départemental de Préhistoire d’Ile-de-France/Somogy, 2006, p. 197.
2 A. Leroi-Gourhan, Le fil du temps, Fayard, Coll. Le temps des sciences, 1984, p. 271.
3 J.-P. Rigaud, « Le paléolithique supérieur de Henri Breuil » in J.-P. Mohen, Le temps de la Préhistoire, SPF/Archéologia, 1990, p. 23.
4 « Introduction » in Sur les chemins de la préhistoire. L’abbé Breuil du Périgord à l’Afrique du Sud, op. cit., p. 15.
5 N. Skrotzky, L’abbé Breuil et la préhistoire, Éditions Seghers, Coll. Savants du monde entier, 1964, p. 169.
6 H. Breuil, R. Lantier, Les hommes de la pierre ancienne, Payot, 1951, p. 215.
7 J. Clottes, D. Lewis-Williams, Les chamanes de la Préhistoire, Points Seuil, 2007, p. 66.
8 S. A. de Beaune, « La Préhistoire est-elle toujours une science humaine ? », in J.Évin (Dir.), Un siècle de construction du discours scientifique en préhistoire, SPF, 2007, p. 14.
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La représentation de la préhistoire en France dans la seconde moitié du XXe siècle, éditions Errance, 2013.
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présente les représentations de la préhistoire depuis les années 50. On pourrait penser naturellement que cette science n'évolue pas beaucoup du fait qu'elle étudie des objets et des faits qui datent de plusieurs dizaines de milliers d'années... Pascal Semonsut nous démontre le contraire ! Le cinéma, les livres scolaires, les films, les bandes dessinées et bien sur la télévision présentent la préhistoire de manières différentes selon l'époque, le contexte politique.
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