De Tounga à Vo'Hounâ. Un demi-siècle de BD préhistorique
par Pascal Semonsut
Docteur en histoire
Mickey, Astérix, et quelques autres
La Préhistoire se plaît dans les bulles. Et cela dès les années 1940, où l’on peut lire dans L’Intrépide, en 1948, les aventures de Tumak, fils de la jungle, « d’après la production américaine éditée par les films Marceau », comme il est inscrit en chapeau de chaque planche, huit ans après la sortie en salles du film éponyme. Par la suite, tous les grands magazines pour enfants -ou presque- suivent les traces de L’Intrépide. Spirou offre à ses lecteurs, à partir de 1953, les aventures de Timour. Mais c’est Le Journal de Mickey qui, semble-t-il, s’aventure le plus dans ce genre, en jouant sur deux registres. Sur le mode sérieux, il s’agit d’adaptations de trois romans de Rosny : La guerre du feu, en 1953, qui passionna Jean-Jacques Annaud et fut, vingt-huit ans après, à l’origine du film du même nom, Le félin géant, en 1955, et Helgvor du fleuve bleu, en 1965.
A droite La Guerre du feu en BD
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L’humour est aussi présent avec la série Mickey à travers les siècles, de 1952 à 1978, qui le voit voyager dans le temps pour cinq escales en pays de Préhistoire, notamment « chez les hommes préhistoriques des Eyzies » en 1953. Voyage dans le temps qui sera repris par Pierre Lacroix dans Bibi Fricotin et la fantastique machine KBXZ2, en 1958, et par Pellos avec Les Pieds Nickelés, organisateurs de voyages en tous genres, qui, en 1961, escroquent des touristes crédules en leur faisant visiter une fausse grotte préhistorique. Pour terminer ce rapide tour d’horizon de la BD de Préhistoire, il faut citer les aventures du personnage de papier le plus populaire en France : Astérix (créé par Goscinny et Uderzo en 1959 pour le magazine Pilote), bien que se déroulant plus récemment, puisque ces « irréductibles Gaulois résistent encore et toujours à l’envahisseur » romain. Astérix n’est pas de la Préhistoire, mais Obélix, lui, nous y ramène au prix, hélas, d’une idée fausse à la vie dure. Tailleur de menhirs, il a fait croire à des millions de personnes- et il le continue, malgré les efforts répétés des préhistoriens, guides de musées et enseignants- que les Gaulois sont les constructeurs des mégalithes, alors que leur civilisation s’est développée des siècles après la fin du Néolithique. Si les aventures de ce village cerné par les camps romains de Babaorum, Aquarium, Laudanum et Petitbonum, ont fait beaucoup pour les études latinistes dans notre pays, on ne peut pas les créditer de la même valeur pédagogique quant à la préhistoire.
Tounga, le plus valeureux des Ghmours
Mais le personnage de Préhistoire le plus célèbre, et qui commence sa carrière dans les années 1960, est sans aucun doute Tounga. Avec un texte et des dessins d’Edouard Aidans (né en 1930), il paraît pour la première fois dans Tintin (France) n° 689 du 4 janvier 1962. De 1974 à 1983, la parution des aventures du plus valeureux des Ghmours, de son ami Nooun, le boiteux, de la belle Ohama et du tigre aux dents de sabre Aramh, devient intermittente, Aidans travaillant pour d’autres journaux et à d’autres personnages. C’est ce qui explique pourquoi l’essentiel de la production se situe dans les années 1960 et 1970. Il revient à Tintin en 1983, pour y mettre un terme- définitif ? - dans le numéro 529 du Nouveau Tintin, du 29 octobre 1985. Depuis 1965, il est édité en albums par les éditions du Lombard. Le dernier, édité par Joker Éditions, date de 2004 et s’intitule Le dernier rivage.
Bien que les créateurs de Rahan, Roger Lécureux (scénariste) comme André Chéret (dessinateur), n’en fassent jamais état, Henri Filippini estime qu’ils ont été inspirés par le héros d’Aidans pour créer le leur. Selon lui, « le premier ancêtre moderne de Rahan fut sans nul doute Tounga de Edouard Aidans créé quelques années avant pour Tintin » 1 Mais, cette inspiration vaut dans l’autre sens, puisqu’au contact de Rahan, « Tounga se met à vivre […] les dessins d’Aidans se mettent au diapason de ceux de Chéret. Nul doute qu’Aidans se soit inspiré de l’oeuvre de Chéret d’autant plus que les deux hommes se connaissent » 2.La proximité, sinon la parenté, des deux personnages est d’ailleurs revendiquée par les auteurs à l’occasion d’une exposition ayant eu lieu à Bruxelles, capitale de la BD, en 1975 et intitulée Monstres préhistoriques et premiers hommes dans la bande dessinée. L’affiche, qui montre les deux héros s’opposer avec vaillance à la charge d’un mammouth, et la couverture du catalogue publié à cette occasion sont réalisées conjointement par Chéret et Aidans.
Rahan, « fils des âges farouches »
La naissance de Rahan fait suite à une longue gestation, aussi bien de la part du scénariste, Lécureux (1925/1999), que du dessinateur, Chéret, né en 1937. Dans une interview réalisée dans le numéro 500 de Pif, Lécureux explique en effet qu’il a « créé cette série en 1958 pour les éditions IMA. IMA, c’était des points de collection qu’on trouvait sur certains paquets de nouilles ». Auparavant, il avait écrit le scénario de deux bandes dessinées : Pour la horde, en 1952 (dessin de Jean-Claude Forest) et Il y a 50 000 ans réalisée par Raymond Poivet, de 1945 à 1955. Quant à Chéret, « à l’époque où [il travaillait] pour Coeurs Vaillants , vers 1962, [il avait] les aventures d’un petit personnage préhistorique qui ressemblait beaucoup à Rahan ! C’était déjà un personnage avec toutes les déformations de perspective que l’on retrouve dans Rahan, en plus maladroit, bien entendu.[...] [Il a] également repris le personnage de Rock l’Invincible à Angélo Di Marco dans L’Intrépide puis Mireille qui, lui aussi, ressemblait beaucoup à [son] Rahan. Lorsque [il a] voulu faire un nouveau personnage pour Vaillant[il a] tout de suite pensé à Rock l’Invincible. [Il a] alors proposé au rédacteur en chef de l’époque [...] un héros gaulois qui était très proche de l’essai [qu’il a] fait ensuite pour Rahan » 3.
Mais, le héros gaulois n’est pas accepté par le rédacteur en chef de l’époque, Georges Rieu. En revanche, il demande à Chéret de mettre son crayon au service d’un projet de RogerLécureux qui n’est autre que Rahan. Dès 1967 en effet, Lécureux a proposé cette série qui reçoit un accueil favorable de la rédaction et veut Chéret comme dessinateur, car « dans Rahan, il devait y avoir beaucoup d’animaux et André faisait des animaux splendides » 4. « André a été choisi, son coup de crayon était précis et rapide » 5. De cette double paternité, naît donc Rahan qui fait sa première apparition dans le numéro un de Pif gadget du 3 mars 1969. Il y vit de mutiples aventures jusqu’au numéro 1212 de juin 1992, année de la disparition du journal. Les années 1970 constituent l’âge d’or de ce héros, en représentant 63% des numéros (148 sur 234) pour un nombre moyen de planches par numéro de quatorze. La production décroît nettement dans les décennies suivantes, au cours des années 1980, avec 64 numéros (27% seulement du total), et surtout 1990, où l’essentiel, voire la totalité comme en 1990 et 1992, des aventures proposées aux jeunes lecteurs de Pif ne sont que des reprises de numéros plus anciens (des années 1975 et 1979).
A la suite du succès remporté par cette série, les éditions Vaillant lui consacrent un trimestriel indépendant et homonyme ; ce périodique apparaît en octobre 1971 et devient bimestriel à partir du vingtième numéro (en novembre 1976) 6. Chaque numéro est accompagné d’un gadget accordé au thème de la série : le collier de griffes, le coutelas, la médaille de Rahan, le bracelet, etc. Audébut de l’année 1984, paraît une première édition intégrale des aventures de Rahan qui s’achève en juillet 1987. Parallèlement ou simultanément, plusieurs éditeurs publient des recueils et, en 1992, les éditions Soleil sortent une nouvelle collection au titre laconique : Tout Rahan. Entre 1994 et 1995, elles lui adjoignent une nouvelle série intitulée Le petit Rahan, qui narre les aventures juvéniles du héros le plus célèbre de la préhistoire de fiction. Enfin, en 1999, paraît aux Éditions Lécureux, dirigée par le fils de Roger Lécureux, récemment décédé, Jean-François, Le mariage de Rahan. Cette aventure inaugure une série d’albums réalisés en partenariat, scientifique et économique, avec des sites préhistoriques célèbres comme Le secret de Solutré, Le combat de Pierrette, Le trésor de Bélesta, La légende de la grotte de Niaux et, dernier venu à cette date, L’incroyable Romain la Roche 7. La popularité de Rahan ne s’est jamais démentie depuis ses débuts et nul autre héros n’a autant imprégné l’imaginaire des amoureux de la Préhistoire, même pas Tounga. Des amoureux comme Emmanuel Roudier qui ne cache pas « toute la sympathie [qu’il] éprouve pour ce personnage hors du commun et toute l'admiration [qu’il] porte à ses auteurs [...] la lecture de Rahan, bien que moins fortement sans doute que celle de La guerre du feu, [ayant] très vraisemblablement joué un rôle dans la fascination éprouvée pour ces âges farouches. Fascination pour ce personnage humaniste et porteur de lumières » 8.
Tardi, Wasterlain, Houot
Même si c’est la seule, avec Tounga, à mettre en scène un héros récurrent, Rahan n’est pas l’unique BD à installer ses bulles dans un décor de Préhistoire. trois nouveaux auteurs font leur entrée. Au début des années 1970, Tardi, dans le cadre des Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, confronte son héroïne aux meurtres perpétrés par un ptérodactyle dans le quartier du prestigieux Muséum national d’Histoire Naturelle et de son Jardin des Plantes 9, avant de la lancer sur les traces d’un Pithécanthrope ramené à la vie par Le savant fou 10. Wasterlain, quant à lui, promène sa journaliste Jeannette Pointu aux quatre coins du globe, et notamment en Tanzanie où en compagnie d’un préhistorien, un certain Yves Copain, elle découvre un squelette intact d’Australopithèque avant de partir sur la piste du Yéren dans la forêt birmane 11. Onze ans après, en reportage dans la région de Marseille, Jeannette, aidée par un plongeur prénommé Kosker, découvre une grotte sous-marine ornée de peintures préhistoriques 12 : toute ressemblance avec des événements ayant existé n’est évidemment pas fortuite. Cependant, de toute l’histoire de la BD préhistorique, aucun auteur n’a poussé le souci d’exactitude, ou du moins de vraisemblance archéologique aussi loin qu’André Houot. Jugeant qu’une grande partie de la production sur ce sujet n’est qu’un « délire complet mélangeant le rêve et la réalité, […] un désastre pédagogique qui infuse à des générations d’adolescents des images trompeuses », André Houot décide de « suivre une autre voie : allier le rêve et l’aventure de la bande dessinée aux réalités archéologiques les plus précises » 13. Pour ce faire, il s’associe, pour chaque tome de ses Chroniques de la nuit des temps dessinées entre 1988 et 1992, à un scientifique : Aimé Bocquet, président du Centre de Documentation de la Préhistoire Alpine à Grenoble, ouvre ainsi la série avec Le couteau de pierre 14. Il est suivi de Claude Guérin, paléontologiste au Centre des Sciences de la Terre à Lyon et d’Alain Gallay, du département d’anthropologie et d’écologie de l’université de Genève 15. Yves Coppens, lui-même, préface le tome deux, On a marché sur la terre. Pierre-Yves Gabrion poursuit cette lignée de dessinateurs : avec L’Homme de Java 16, il nous fait participer à la découverte du Pithécanthrope, en 1891, à Trinil, sur l’île de Java, par Eugène Dubois.
Vo'houna et Laghou avec Emmanuel Roudier
Ce jeune dessinateur -il est né en 1971- est l’auteur de deux séries : Vo’Hounâ, dont trois tomes sont parus aux éditions Soleil entre 2002 et 2005 (La saison d’Ao, La saison de Mordagg, Le souffle de Montharoumone), et qui devrait s’achever fin 2011, et Néandertal, édité chez Delcourt (deux tomes déjà parus entre 2007et 2009 : Le cristal de chasse, Le breuvage de vie ). Le troisième tome intitulé Le meneur de meute est sorti dans toutes les bonnes librairies, selon la formule consacrée, en mars dernier.
Emmanuel Roudier, pour ses deux séries, s’est longuement documenté. Il l’explique lui-même sur son blog : Néandertal « se présente avant tout comme un grand récit d’aventures, mais aussi comme une tentative fidèle de reconstitution de la vie de ces “hommes des cavernes” si célèbres et pourtant si mal connus [basée], en effet, sur un important travail de documentation : la faune, la flore, le climat - éléments déterminants pour tenter de faire revivre ce monde disparu - sont restitués avec soin. Les techniques d’outillage ou de chasse sont également respectueuses des connaissances archéologiques actuelles » 17. Mais ce souci de vraisemblance, qui permet de se divertir tout en se documentant sur le Paléolithique, ne diminue en rien la puissance romanesque des aventures auxquelles Vo’Hounâ et Laghou nous convient. La qualité du dessin, l’inventivité du scénario, le travail sur les personnages feront, à n’en pas douter, des BD de Roudier une œuvre marquante dans l’histoire du 9ème Art.
Pascal SEMONSUT
Docteur en histoire
1 H. Filippini, “Rahan, c’est André Chéret”, Les cahiers de la bande dessinée, 3ème trimestre 1980, n°46, p. 17.
2 Ibid.
3 H. Filippini, J. Léturgie, “Entretien avec André Chéret”, Les Cahiers de la bande dessinée, 3ème trimestre 1980, n°46, p. 14. C’est pour le numéro 49 de Coeurs Vaillants, en 1960, qu’André Chéret dessine “Les exploits de Fao”. Les aventures de Rock l’Invincible paraissent dans Mireille, en 1962/63, des numéros 375 à 390 (d’après H. Filippini, “Bibliographie”, ibid, p. 42).
4 Interview dans http://www.multimania.com.mrioux/rahan/interviewlecureux.datant de l’hiver 1999.
6 P. Gaumer, C. Moliterni, Dictionnaire mondial de la Bande dessinée, article “Rahan”, p. 527
7 Respectivement : 2004, 2006, 2007, 2009 et 2010
9 Tardi, Adèle et la bête, Casterman, 1976, 48 p.
10 Tardi, Le savant fou, Casterman, 1977, 48 p.
11Wasterlain, Les aventures de Jeannette Pointu. Yéren, le singe qui marchait debout, Dupuis, 1987, 48 p.
12 Wasterlain, Les aventures de Jeannette Pointu. Le trésor des calanques, Dupuis, 1998, 48 p.
13 A. Bocquet, « B.D. et archéologie préhistorique », Archeologia, janvier 1988, n°231, p. 7.
14 A. Houot, Le couteau de pierre, Fleurus, 1988, 48 p.
15 Pour A. Houot, Tête-Brûlée, Editions du lombard, 1989, 48 p et A. Houot, On a marché sur la Terre, Editions du Lombard, 1990, 48 p.
16 Pour A. Houot, Le soleil des morts, Editions du Lombard, 1992, 48 p.
17 P.-Y. Gabrion, L’Homme de Java, Vents d’Ouest, 1995.
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