Néandertal, de la légende noire à la légende dorée
Pour Erik Trinkaus et Pat Shipman, auteurs d’une histoire de Néandertal, « la place exacte des Néandertaliens dans notre arbre généalogique fait encore l’objet de débats. En près de cent quarante ans, ils sont passés par presque tous les liens de parenté imaginables avec nous. Certains les ont fait entrer dans notre espèce moderne et d’autres les ont repoussés sur la branche la plus éloignée de notre arbre ». Et Yves Coppens, dans sa préface à ce même ouvrage, voit en Néandertal, « l’Homme fossile le plus maltraité de l’histoire de la paléontologie » 1. Promené de branches en branches, « maltraité » par la science, Néandertal l’est-il autant dans sa présentation aux Français ? À quoi ressemble-t-il ?
Considéré, dès sa découverte en 1856, non comme un homme préhistorique, mais comme un spécimen pathologique de l’homme moderne, Néandertal ne voit son ancienneté enfin reconnue, en 1865, que pour apparaître sous les traits d’un sauvage proche du singe. Cette vision change avec la découverte, en 1866, de deux squelettes néandertaliens à Spy d’Orneau, en Belgique. Ces fossiles « entraînèrent une révision forcée de l’opinion dominante, et les arguments selon lesquels ils étaient pathologiques ou avaient appartenu à des idiots commencèrent à paraître un peu ridicules » 2. Entre 1899 et 1906, la mise à jour de centaines d’ossements à Krapina, en Croatie, confirme ce qui avait été pressenti à Spy : Néandertal est bien un être humain archaïque. Pourtant, trois ans après les fouilles croates, les lecteurs de L’Illustration y découvrent un portrait bien peu flatteur. |
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Néandertal, ainsi présenté, n’a rien d’humain : le corps trapu et couvert de poils, la musculature puissante, les yeux exorbités sous des arcades sourcilières proéminentes, la mâchoire carrée soulignent une agressivité bestiale, que le bâton tenu dans la main droite ne fait que renforcer. Il n’est pas un homme, plutôt une esquisse d’homme, plus proche de l’animal sauvage et dangereux que des Parisiens des années 1900.
Dix ans plus tard, Marcellin Boule, professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle, reprend, dans Les hommes fossiles, paru en 1920 et faisant autorité jusqu’aux années 1950 3, cette image de Néandertal, la frappant du sceau de la science. Il souligne « l’absence probable de toutes traces de préoccupations d’ordre esthétique ou d’ordre moral [qui] s’accorde bien avec l’aspect brutal de ce corps vigoureux et lourd, et cette tête osseuse, aux mâchoires robustes, où s’affirme encore la prédominance des fonctions purement végétatives ou bestiales sur les fonctions cérébrales » 4. Néandertal n’est qu’une brute, sans grâce aucune, à l’intelligence limitée ; un être frustre, plus proche de la bête que de l’homme, incapable du moindre raisonnement.
Il faut alors attendre trente ans pour assister à sa réhabilitation par la science, puisque c’est lors des années 1950 que s’opère une « nouvelle vision durable du Néandertalien », celle d’un être qui « s’il pouvait se réincarner et se trouver dans le métro de New York -après avoir été lavé, rasé et vêtu d’habits modernes- […] passerait sans doute aussi inaperçu que d’autres habitants de cette ville » 5. Néandertal entre dans le giron de l’espèce humaine ; rien ne nous en différencie. Il est « sans doute » un homme comme nous. Au début du XXIe siècle, Marylène Patou-Mathis pousse très loin sa réhabilitation en en faisant un portrait plus que flatteur : « L’anatomie de Néanderthal révèle ses grandes aptitudes pour la chasse. Par exemple, son épaule est différente de celle de l’homme moderne, elle possède des aptitudes particulières notamment dans le mouvement du lancer. En effet, Néanderthal devait lancer très régulièrement des armes de jet avec puissance et précision. […] certains muscles de son bras faisaient office de levier. Cette caractéristique est fondamentale, car l’homme moderne devra inventer, pour lancer ses sagaies de plus loin, le propulseur, […]. Néanderthal, lui, n’en avait pas besoin ! […] ses orteils […] sont robustes […] ce qui témoigne d’une parfaite adaptation à la course pieds nus et à la marche en terrain accidenté. […] il entendait probablement mieux que nous ». Et la préhistorienne de conclure : « parfaitement adapté physiquement et mentalement, Néanderthal a sans doute été le plus grand chasseur de tous les temps » 6. Si le monde savant accepte enfin Néandertal comme un des nôtres -au bout d’un siècle de polémiques et de tractations, il faut le souligner- qu’en est-il du monde profane ? Comment les Français se le représentent-ils ?
Les descriptions qu’on peut lire dans les romans et les manuels scolaires ne se différencient guère de la peinture de Kupka ou des phrases assassines de Boule jusqu’aux années 1960. Pendant toute cette période, l’Homme de La Chapelle-aux-Saints est présenté comme un être bestial et simiesque. C’est sur cette bestialité, associée à une sexualité débridée, que compte le réalisateur de The Neanderthal Man pour attirer le public américain en 1953
« Le plus grand thriller, à vous glacer le sang, depuis Frankestein. Mi-homme, mi-bête, l’Homme de Néanderthal ». Tel est le message de cette affiche sur laquelle on voit des femmes, les yeux révulsés par la terreur, subir les assauts, que la morale de l’époque ne nous permet que de soupçonner sexuels, d’un monstre hideux aux traits indiscutablement simiesques.
Le deuxième tiers du XXe siècle voit donc se perpétuer la légende noire de Néandertal, que des décennies de préjugés mirent en place malgré, souvent, ou à cause, parfois, des scientifiques eux-mêmes. À cette légende noire, une légende dorée succède-t-elle ? Oui, mais n’oublions pas que tout ce qui brille n’est pas d’or.
À partir des années 1970, on assiste en effet à un renversement assez spectaculaire de notre vision de Néandertal. Hormis dans quelques romans des années 1990, on ne trouve plus aucune référence à une parenté animale. Néandertal s’est enfin détaché de la bête. Cette réhabilitation est particulièrement poussée en littérature. Jean Auel décrit ainsi Creb dans Le clan de l’ours des cavernes : « De hideuses cicatrices marquaient le côté gauche de son visage qui était borgne mais son œil brillait d’intelligence et d’une étrange acuité. Malgré sa claudication, il se déplaçait avec une tranquille assurance qui témoignait de sa grande sagesse[…] ». Pour Marc Klapczynski, Aô l’homme ancien« en partageant sa nourriture avec elle, avait fait preuve de compassion à son égard. [...] Son calme et l’impression de force extraordinaire qui émanaient de lui la rassuraient ».
Néandertal est ainsi décrit comme un être faisant preuve d’ « intelligence » et d’une « grande sagesse », capable de délicatesse, de « compassion » et de « calme », sa présence « rassur[e] ». Il s’agit d’un portrait en négatif de celui tracé des années 1940 à 1960. Depuis trente ans, avec vingt années de décalage par rapport à la science, Néandertal est enfin présenté pour ce qu’il est : un être sensible et proche de nous.
On constate la même évolution en peinture. À quoi ressemble Néandertal pour Burian lui-même ? Pour répondre à cette question, intéressons-nous à l’un des derniers ouvrages qu’il a illustré : l’Encyclopédie des hommes de la Préhistoire, parue en 1977 7.
Le regard et l’attitude ne laissent aucune trace archéologique. Ils ne peuvent donc venir que de l’imagination, de la sensibilité, des préjugés du peintre. Or, on ne peut être que frappé par l’attitude que Burian prête à son Néandertal, bras ballants, épaules tombantes et regard vide. Même si cela n’est pas conscient, ce portrait n’est pas valorisant et l’image qu’il donne est celle d’un être accablé, subissant, hagard, sans avenir.
Le regard de l’artiste change assez significativement à la fin du siècle.
Sous le pinceau du peintre et les doigts du sculpteur, Néandertal change. Physiquement, il se rapproche de nous : il perd ses poils, ses traits s’affinent, une véritable chevelure, et non plus une sorte de toison, recouvre sa tête. Il devient presque nous. De plus, c’est un être présenté en activité, un individu pensant, tendu vers un but : créer. Il n’est plus, comme c’est le cas chez Burian, désemparé, inactif. Il devient vraiment sapiens.
La série d’Emmanuel Roudier, Néandertal, doit être également considérée comme une entreprise de réhabilitation. Son héros, Laghou, un habile tailleur de pierres, est paré de toutes les qualités : courageux, curieux, ingénieux, altruiste, intelligent, honnête. Son physique est tout autant flatteur et n’a rien à voir avec celui du Néandertalien de Kupka
Plus généralement, dès l’avant-propos du tome 1, l’auteur avertit ses lecteurs : « Les hommes de Néandertal furent les premiers humains à pratiquer des sépultures. Ils furent également ceux qui, pour créer armes et outils, essayèrent le plus grand nombre de roches ». À ceux qui s’étonnent qu’il fasse s’exprimer ses personnages dans un langage moderne, il répond, à la fin du tome 2 : « Dès lors, comment retranscrire cette parole complexe et sensible, comment raconter une épopée mettant en scène des êtres si proches de nous, sinon en utilisant notre langue, dans toute sa richesse et sa familiarité ? Il n’en faut pas moins, à mon avis, pour ne pas trahir l’intelligence de ce peuple qui nous a précédés de peu sur la terre, et dont nous autres, sapiens modernes européens, avons partagé jadis, peut-être, les savoirs et l’imaginaire... » 8. Néandertal devient, sous le pinceau de Roudier, un être « sensible », « proche de nous » et avec qui nous partageons notre culture. L’image imposée par Marcelin Boule est bien morte.
Cette image a même droit à un enterrement présidentiel. À la suite de sa visite à Lascaux, lors de la commémoration du soixante-dixième anniversaire de sa découverte, le Président de la République, Nicolas Sarkozy, déclare le 12 septembre 2010 : « le brave néandertalien avait parfaitement compris qu’ici c’était plus tempéré qu’ailleurs, qu’il devait y avoir du gibier, qu’il faisait beau et qu’il faisait bon vivre » 9. Au-delà des clichés, on notera que le néandertalien est un être doux, pacifique, bref « brave », et intelligent puisqu’il a « parfaitement compris » toute la richesse et l’intérêt de la Dordogne.
Au cinéma, Ao, dans le film de Malaterre, n'a absolument rien de commun avec le savant fou néandertalisé de The Neanderthal Man. Il est, comme dans le roman dont on l'a tiré, un être intelligent, sensible, capable de compassion et d'amour.
Les Français du début du troisième millénaire sont bien loin du Néandertal de Kupka, de Boule, et même de Burian. À un être proche du singe, errant sans but dans les steppes du Paléolithique moyen et doté d’une agressivité inversement proportionnelle à l’intelligence, succède, à partir des années 1970, un individu qui, s’il n’était doté d’un front bas et de célèbres arcades sourcilières, passerait inaperçu parmi nous. Est-il pour autant totalement accepté ? Que le premier parc préhistorique lui étant entièrement consacré ouvre à Saint-Césaire, en mai 2005, n’est pas anodin. C’est effectivement sur le territoire de cette commune qu’est découvert, en 1979, un squelette néandertalien dans des niveaux châtelperroniens, prouvant que Néandertal avait coexisté avec Cro-Magnon. C’est donc sur les lieux mêmes où la preuve archéologique de la proximité des deux espèces s’est faite, qu’un établissement retraçant l’histoire de notre prédécesseur immédiat voit le jour. Le temps s’efface, seule compte la géographie, qui ramène le mal aimé vers nous. Pourtant, Le Monde, dans son édition du douze février 2005, en présentant le nouvel établissement, se sent obligé de le défendre encore, informant ses lecteurs qu’ « un film destiné à réhabiliter [son] image racontera la vie de Pierrette, une néandertalienne de 35 000 ans […] » 10. Cinq ans après, dans le document d’accompagnement du film de Malaterre, Ao le dernier Néandertal, destiné aux enseignants, la première question posée à Marylène Patou-Mathis montre, là aussi, que rien n’est acquis : « Néandertal était-il la “brute épaisse” que décrivent encore beaucoup d’ouvrages et de films consacrés à la préhistoire ? ». Et si l'annonce récente de notre parenté génétique avec lui a fait autant de bruit, n'est-ce pas pour les frissons de peur, voire d'horreur, qu'elle suscite ? Cent ans après L’Illustration et le dessin de Kupka, ces réactions montrent bien que, malgré le changement d’image intervenu depuis maintenant trente ans, Néandertal a encore une longue route à faire pour être pleinement accepté par les Homo sapiens sapiens que nous sommes.
Pascal Semonsut
Docteur en histoire
1 E. Trinkaus, P. Shipman, Les Hommes de Néandertal, Seuil, 1996, respectivement p. 373 et p. 7. Sauf mention contraire, toutes les informations sur l’histoire de Néandertal, présentées dans ce développement, sont tirées de cet ouvrage.
2 E. Trinkaus, P. Shipman, op. cit., p. 136.
3 Paru chez Masson en 1920, puis réédité en 1923, 1946 et 1954.
4 E. Trinkaus, P. Shipman, op. cit., p. 287.
5 E. Trinkaus, P. Shipman, op. cit., p. 288.
6 M. Patou-Mathis, Néanderthal. Une autre humanité, Perrin, 2006, p. 110 et p. 126. C’est nous qui soulignons.
7 J. Wolf, Éditions la Farandole, 227 p.
8 E. Roudier , Néandertal, Delcourt Respectivement : tome 1 , Le Cristal de Chasse, 2007, p. 2 et tome 2, Le breuvage de vie, 2009, p. 57.
9 Cité dans Sciences et Avenir, octobre 2010, p. 27.
10 C’est nous qui soulignons.
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