1940-2010 : un double anniversaire
Lascaux et la guerre
Une galerie de portraits
par Brigitte et Gilles DELLUC
Référence Bull. de la Soc. hist. et arch. du Périgord, 2010, 2.
La grotte de Lascaux est découverte en septembre 1940. Les semaines qui suivent sont marquées par une intense activité : d’innombrables curieux, la venue de l’abbé Henri Breuil, les premiers travaux d’aménagement. Puis tout paraît s’endormir et ne se réveiller qu’après 1945 : la Paix revenue, la cavité est aménagée et les visiteurs affluent. Lascaux est le monument le plus célèbre de Dordogne.
En fait, il n’en fut rien : en ces temps troublés, la grotte a continué à vivre et de nombreux protagonistes continuent à aller et venir et souvent à fréquenter la caverne. Faire revivre un peu ces personnages oubliés est le but des pages qui suivent.
IX. Un visiteur imaginaire : André Malraux
L’auteur des Antimémoires, livre édité en septembre 1967, décrit, de façon héroïque, un dépôt secret de la Résistance à Lascaux en 1944 : André Malraux (1901-1976) serait venu cacher des armes, sous l’escalier d’accès, au printemps de 1944. Entré en Résistance en Dordogne après l’arrestation de son demi-frère, à la fin mars 1944 seulement, il revêt le bel uniforme du colonel Berger. Il sera capturé par les Allemands à Gramat (Lot) en juillet 1944 et emprisonné à la prison Saint-Michel de Toulouse. Libéré, il animera la Brigade Alsace-Lorraine.
Ces belles pages sont sublimes mais imaginées. En effet, la grotte était alors connue de tous et le préhistorien allemand M. Richter y avait même été un temps affecté. Son unique clef n’a jamais quitté le conservateur Léon Laval . Pour André Leroi-Gourhan, qui avait le sens indulgent de la litote, c’est « un aimable canular ». Pour d’autres, c’est une page héroïque s’ajoutant à tant d’autres aventures en tout ou partie imaginées ou peintes aux éclatantes couleurs de la légende épique : la voie royale, la quête du palais de la reine de Saba, les moments forts de La Condition humaine ou de L’Espoir, les veuves noires de Corrèze…
On doit à l’autorité d’André Malraux la fermeture définitive de la caverne en avril 1963. Peu auparavant, en janvier et février, le ministre avait accompagné la Joconde aux USA (sur le paquebot France), prononcé un discours et avait été conquis par John F. Kennedy.
On lui doit aussi la mise en œuvre des travaux de conservation qui sauvèrent la grotte jusqu’à la malencontreuse ré-installation en 2000 d’une inutile et désastreuse machinerie. À leur décours, il annoncera (Le Monde, 13 septembre 1966) que la grotte est sauvée, mais « elle reste vivante et mortelle » : ce qui a été malheureusement confirmé par la présente catastrophe.
C’est seulement le 12 mars 1967, quelque six mois avant la sortie des Antimémoires, que l’auteur du Musée imaginaire (fig. 9), venu en hélicoptère, visitera pour la première fois Lascaux, avec le conservateur Max Sarradet, le technicien et co-inventeur Jacques Marsal, le journaliste-photographe Jacques Lagrange (Sud Ouest) et le préfet de la Dordogne Jean Taulelle .
X. Ceux d’après guerre
Trois ministres périgordins inaugurent la grotte En 1948, le cône d’éboulis de la grotte, tampon thermique et hydrique indispensable à sa conservation, est éventré et évacué pour placer l’escalier de descente. Le sol de l’Abside et celui du Passage sont abaissés de plus d’un mètre, des pistes tracées, deux murs avec porte métallique construits par les entreprises E. Blancassagne et J. Dagand (maçonnerie) et Pinaut (serrurerie avec Norbert Dauvergne). Tout cela sous la direction de Yves-Marie Froidevaux, architecte des Monuments historiques, et la surveillance de Michel Legendre, architecte départemental, mais sans aucun contrôle archéologique .
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L’inauguration a lieu le 26 septembre 1948. Elle réunit trois ministres ayant joué un rôle durant la guerre (fig. 10) : le Montignacois Yvon Delbos (1895-1956) a été ministre radical-socialiste du Front populaire (il est alors partisan de la non-intervention en Espagne) et du dernier gouvernement de la IIIe République avec Charles de Gaulle. Passager du Massilia, il sera ensuite déporté près de Buchenwald . La paix revenue, il sera ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts du gouvernement de H. Queuille. Son compatriote périgordin, le socialiste Robert Lacoste (1898-1989), d’Azerat, est, lui, issu de la Résistance : il a été le co-fondateur du mouvement Libération-Nord puis Sud et, enfin, membre du Comité français de la Libération nationale . Il est ministre du Commerce et de l’Industrie. Le radical-socialiste Maurice Bourgès-Maunoury (1914-1993), du Moustier, passé en Espagne, interné à Miranda, a été le chef des délégués militaires régionaux (DMR) de la région Sud. Ancien secrétaire d’État au Budget, il va être nommé secrétaire d’État à l’Air et à la Guerre. Il sera souvent ministre et même président du Conseil en 1957 (aujourd’hui nous dirions « premier ministre »).
Ces deux derniers ministres ne savent pas qu’ils vont jouer un rôle, aujourd’hui bien discuté, dans la guerre d’Algérie. Dans le cortège officiel, on note la présence du préfet Serge Baret (1910-1973) en grand uniforme. Il a pris une part active au réseau de résistance N.A.P. (Noyautage des Administrations Publiques). De 1956 à 1958, sous Robert Lacoste, ministre résident, et Maurice Bourgès-Maunoury alors ministre de la Défense, il sera préfet d’Alger, IGAME et secrétaire général de l’Administration centrale de l’Algérie. C’est lui qui signera en janvier 1957 la délégation de pouvoir transférant à l’autorité militaire les pouvoirs de police normalement impartis à l’autorité civile : c’est le prélude de la « bataille d’Alger ».
Le jour de l’inauguration de Lascaux, comme de juste, tout ce beau monde banquette longuement au Soleil d’Or. Les discours succèdent aux discours ; on remet des décorations (mais pas aux inventeurs) et on se laisse bercer par les flots d’harmonie de la fanfare L’Espérance de Rouffignac (la bien nommée).
La caverne a été ouverte au public dès le 14 juillet 1948. À proximité, un bar, L’Abri, a été créé le 1er juin, mais on a attendu le trio ministériel pour inaugurer la grotte le 26 septembre. Quel bonheur ! L’architecte des Monuments historiques Yves-Marie Froidevaux est tout confiant : « S’il y a détérioration des peintures, elle ne peut se mesurer qu’à l’échelle géologique et elle ne peut être décelée à l’aide de nos appareils actuels ». L’avenir le contredira...
4. Joséphine Baker. Du music-hall à l’abbé Glory…
Cette artiste de music-hall (1906-1975) s’intéresse aux fouilles d’André Glory. Son action pendant la guerre est connue. Pendant la « drôle de guerre », elle joue pour les soldats de la ligne Maginot avec Maurice Chevalier, un peu jaloux de son succès. Après la défaite, sa popularité demeure telle que Goering, dit-on, n’osant l’arrêter, la fait inviter à un dîner-spectacle où l’on tente de l’empoisonner. Très vite, Joséphine agit pour la Résistance, comme agent de renseignement, traitée par Jacques Atbey (adjoint du chef du contre-espionnage militaire à Paris). À cet effet, elle fréquente la haute société parisienne, puis se mobilise pour la Croix-Rouge. Elle se réfugie au château des Milandes, puis s’enfuit et gagne le Maroc où elle se met à la disposition des SR de l’armée de l’Air. Elle s’acquitte durant la guerre de missions importantes au Caire et à Jérusalem, et utilise ses partitions musicales et aussi son soutien-gorge pour dissimuler des messages. À la Libération, elle est sous-lieutenant, chargée de la propagande à la 1e Armée. Elle chante pour les soldats près du front. Ses activités durant la guerre lui vaudront, en 1961, la Croix de guerre et la Légion d’honneur.
Devenue Périgordine par son acquisition des Milandes à la fin de la guerre, mère adoptive d’une famille « arc en ciel », elle est très liée avec Jacques Marsal et un peu aussi avec son épouse Lucienne ; son époux, le musicien Jo Bouillon est plein d’admiration et d’affection pour Jacques, souvent reçu aux Milandes, se souvient François Laval. Elle se passionne pour les travaux d’André Glory, notamment pour les relevés des gravures, calques qu’elle admire au sortir de la grotte, devant l’hôtel Bellevue, avec Jo Bouillon, sous l’objectif du Rolleiflex de Jacques Lagrange (fig. 11).
5. Pierre Mendès France de passage
Député à la déclaration de la guerre, PMF (1907-1982) est mobilisé puis embarque à bord du Massilia, avec, notamment, le Montignacois Yvon Delbos. Accusé de désertion, condamné à la prison, il s’échappe en juin 1941 et rejoint les Forces aériennes françaises libres. Commissaire aux finances, dans le Comité français de la Libération nationale d’Alger, il représente la France à la conférence de Bretton Woods avant de devenir ministre de l’Économie nationale du Gouvernement provisoire de la République française, à partir du 4 septembre 1944. Il démissionne, faute de pouvoir prendre les mesures de rigueur monétaire nécessaires. Après son mémorable et court passage au gouvernement comme président du Conseil en 1954 , il s’intéressa à la fouille du Puits par André Glory et, invité chez le conseiller général Séverin Blanc, il admire la célèbre lampe en grès rose que l’abbé vient de découvrir. Il en demeure un cliché de Jacques Lagrange qui réunit au grand homme les deux préhistoriens, qui n’ont guère de sympathie l’un pour l’autre (fig. 11).
6. André Leroi-Gourhan et François Bordes, maquisards et préhistoriens
Le grand préhistorien André Leroi-Gourhan (1911-1986) visite la grotte pour la première fois le 3 septembre 1947. Il préface (avec H. Breuil, un peu vexé de ce voisinage), le livre de F. Windels et A. Laming, en rendant justice à cette dernière qui est pour beaucoup dans le texte accompagnant les belles photographies. Il publie ses premiers articles sur l’art paléolithique en 1958.
Mobilisé dans le service du Chiffre de la Marine pendant la « drôle de guerre », puis conservateur par intérim du musée Guimet, il avait été ensuite chargé de garder les objets du Louvre mis à l’abri à Valençay (Indre), dont la Vénus de Milo. Il s’engage dans le maquis local, baptisé « maquis de la Vénus », et est honoré d’une citation. Le château faillit être détruit en août 1944 par la division Das Reich, lors de représailles. Il va bientôt révolutionner les recherches préhistoriques par la fouille par décapage et par l’étude des grottes ornées à l’aide de fiches mécanographiques. Le collège du Bugue porte le nom de ce savant.
Autre grand nom de la Préhistoire : le futur Pr François Bordes (1919-1981). Mobilisé dans l’artillerie lourde sur voie ferrée en 1940, il rejoint, peu après l’armistice, les Chantiers de Jeunesse et à Gap via Toulouse. Il est ensuite, pour échapper au STO, mineur à la mine de lignite de la Malvie (à Cladech, Dordogne) . Puis, maquisard à Belvès , il participe à la libération de Périgueux, Bergerac et Bordeaux, et est blessé sur le front de la « poche » du Médoc. Il avait très tôt visité Lascaux ; venu à Montignac à bicyclette avec Denise de Sonneville, il était descendu dans le Puits à l’aide de l’échelle de corde .
7. Le prince Mario Ruspoli, le Lascaunaute
Ce prince romain, Ruspoli et Talleyrand-Périgord (par son père), était aussi Chambrun-La Fayette (par sa mère). Son grand-père, le marquis Pierre Pineton de Chambrun, sénateur de la Lozère, a été un des 80 parlementaires à refuser de saborder la République en juillet 1940 au Grand Casino de Vichy. Pendant la guerre, sa mère, la princesse Marthe Ruspoli, a été arrêtée pour fait de résistance. Son oncle, le comte Gilbert de Chambrun (alias colonel Carel) était chef régional des FFI de la région 3 (Montpellier) . Mario Ruspoli était aussi apparenté au comte René de Chambrun (René Aldebert Pineton de Chambrun) . Cet avocat international est l’époux de Josée Laval, fille unique du président Pierre Laval. Il tentera de défendre la mémoire de ce dernier... Mario Ruspoli (1925-1986), grand nom du « cinéma vérité », a réalisé le Corpus Lascaux (1982-1983), assisté notamment de Maurice Bunio, futur réalisateur des Enfants de Lascaux (1990), et de Noël Véry, fils du romancier Pierre Véry. C’est le premier et seul long métrage tourné dans Lascaux, réalisé non sans entraves administratives régionales (fig. 12). À Paris, en visionnant les rushes, projetés dans sa maison-atelier du 53 de la rue de la Tombe-Issoire, le cinéaste bénéficia des conseils de B. et G. Delluc, A. et Arl. Leroi-Gourhan et D. Vialou . Ces bandes ont été utilisées pour le DVD Lascaux. Préhistoire de l’art d’Alain Jaubert (2001) et, plus récemment, après la VHS Lascaux revisité (1989), le DVD Lascaux un nouveau regard (2008) de Jacques Willemont.
En 1986, peu après sa mort prématurée, son beau livre Lascaux, un nouveau regard, sortit aux éditions Bordas, complété par des textes de B. et G. Delluc et de M. Patou-Mathis et par une préface d’Yves Coppens . À l’occasion de la sortie de ce livre en novembre 1986, les quatre inventeurs ont été réunis pour la première fois depuis septembre 1940, par Marie-Cécile Ribault, active attachée de presse des éditions Bordas, assistée par Gilles Delluc co-auteur de l’ouvrage.
Ainsi se trouvait reconstituée, autour de Marcel Ravidat, l’équipe qui fit, un certain 12 septembre 1940, cette superbe découverte. Nous avons essayé ici de reconstituer les circonstances exactes de cette trouvaille, souvent déformées, et de rapporter ses prolongements, peu ou pas connus. Nous avons tenté aussi de faire revivre un peu les personnages qui, durant les terribles années de la guerre et l’immédiat après-guerre, vécurent ici, avec d’inévitables heurs et malheurs, un des plus grands moments de leur vie. C’est là tout l’élément humain qu’on ne peut oublier dans l’histoire de Lascaux…
Ce récit prend fin en 1945 ou peu après. Les armes se sont tues. Les Français pansent leurs plaies et pleurent leurs morts. Il faut bâtir et replanter. La France renaît peu à peu.
Pour Lascaux, les ennuis ne font que commencer et vont s’aggraver d’année en année. Après une guérison complète maintenue de 1966 à 1999, ce sera une nouvelle et grave maladie…
Ainsi, pour la malheureuse grotte, se réalisera la prophétie du 18 juin d’un grand poète « Rien de ce que l’on peut craindre n’est chimérique et on peut absolument tout craindre et tout imaginer » (Paul Valéry, 18 juin 1940).
Brigitte et Gilles Delluc
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