1940-2010 : un double anniversaire
Lascaux et la guerre
Une galerie de portraits
par Brigitte et Gilles DELLUC
Référence Bull. de la Soc. hist. et arch. du Périgord, 2010, 2.
La grotte de Lascaux est découverte en septembre 1940. Les semaines qui suivent sont marquées par une intense activité : d’innombrables curieux, la venue de l’abbé Henri Breuil, les premiers travaux d’aménagement. Puis tout paraît s’endormir et ne se réveiller qu’après 1945 : la Paix revenue, la cavité est aménagée et les visiteurs affluent. Lascaux est le monument le plus célèbre de Dordogne.
En fait, il n’en fut rien : en ces temps troublés, la grotte a continué à vivre et de nombreux protagonistes continuent à aller et venir et souvent à fréquenter la caverne. Faire revivre un peu ces personnages oubliés est le but des pages qui suivent.
I. L’inventeur et ses compagnons
1. Marcel Ravidat
La découverte de Lascaux a été souvent contée de façon fantaisiste, mettant en scène quatre « enfants » et leur chien égaré le 12 septembre 1940. En fait la véritable découverte a été effectuée en deux temps et par des adolescents.
L’armistice a été signé le 22 juin. En cette fin d’été 1940, Montignac est en zone non occupée par les troupes allemandes. On y mène la vie banale, à la fois triste et un peu rassurée, d’une petite ville au « royaume du Maréchal ». Les Allemands sont loin, derrière la ligne de démarcation. Ils viennent de commencer le bombardement aérien de Londres.
Le 8 septembre 1940, au-dessus de Montignac, dans la clairière d’un coteau boisé de pins et de chênes, non loin d’un sentier, un jeune Montignacois de 18 ans, Marcel Ravidat (1922-1995) (fig. 1), repère, avec quelques camarades (Jean Clauzel, Louis Périer et Maurice Queyroi), aujourd’hui oubliés, une excavation, mise au jour des décennies plus tôt par la chute d’un grand arbre et couverte de genévriers et de ronces . Son inséparable chien Robot, bâtard de setter et de terrier à longs poils roux, gratte au fond d’un trou de moins d’un mètre de côté et de profondeur . Pourquoi ? Marcel découvre alors, au bas de cet entonnoir, un second orifice d’à peu près 20 centimètres de diamètre. Il a l’idée d’y jeter des pierres : elles roulent longtemps dans les profondeurs… C’est ça la découverte : Ravidat se rend compte qu’une pénétration serait possible après désobstruction.
Montignacois, c’est bien lui l’inventeur de Lascaux. Ce dimanche 8 septembre 1940, ce n’est plus un enfant : il est âgé de 18 ans et, depuis deux ans déjà, il est apprenti mécanicien au garage Citroën Perez. Grand et robuste (déjà 70 kg), pas très expansif mais bon cœur, on le surnomme le Bagnard en souvenir du Jean Valjean joué en 1933 par Harry Baur dans Les Misérables, le film de Raymond Bernard.
Le 12 septembre, c’est le début de sa semaine de repos. Ce jour-là, un jeudi, il revient, sans son chien, mais avec trois autres jeunes garçons rencontrés par hasard en chemin : Georges Agnel (15 ans), Simon Coencas (13 ans) et Jacques Marsal (bientôt 15 ans) (fig. 2). Il a préparé son coup : il est muni d’un coutelas fait d’une lame de ressort d’auto, d’une lampe Pigeon d’emprunt et d’une lampe à pétrole bricolée par ses soins dans une pompe à graisse Tecalemit, bourrée de ficelle. Au couteau, il élargit l’étroit orifice qu’il a découvert et, après une descente verticale de 3 mètres, il atteint le sommet d’un cône d’éboulis.
De là, il se glisse entre l’éboulis et la voûte hérissée de petites stalactites : une sorte de laminoir en pente qui le mène au plafond de la grotte (actuellement plafond du 2e sas). Au-delà, la pente continue sur 8 mètres jusqu’au premier gour , aujourd’hui comblé. Rejoint par ses compagnons, il franchit les gours. C’est à quelques mètres de là, dans le Diverticule axial, qu’à la lumière fuligineuse de leurs lampes, les explorateurs aperçoivent les premières peintures. Ils vont ensuite de découvertes en découvertes.
Le lendemain - c’est un vendredi 13 -, M. Ravidat, toujours lui, à la force des poignets, descend à la corde dans une petite verticale de cinq mètres de profondeur, appelée le Puits. Son ouverture est alors très étroite et haut située par rapport au sol de l’Abside, pentu à 45°. L’intrépide garçon a dû dégager cet orifice et en équiper la lèvre à l’aide d’un rondin .
Ce jour-là et le lendemain, les quatre garçons (et le petit Maurice Coencas), équipés de lampes à carbure, de pioches et de cordes explorent la grotte.
Le 16 septembre, les jeunes gens préviennent l’ancien instituteur montignacois, l’érudit Léon Laval. À sa demande, M. Ravidat rédige un rapport de la découverte, un peu naïf mais véridique, et, plus tard, des témoignages qui seront publiés . |
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La foule afflue : 1 500 visiteurs en une semaine selon André Glory . Les visites seront en principe suspendues au début décembre, comme l’indiquent des pancartes. Avec J. Marsal, Marcel assure immédiatement le gardiennage de la grotte et, avec L. Laval, ils mettent de côté les objets abandonnés par les Paléolithiques. Il aide l’abbé Breuil à effectuer le calque d’un félin gravé (Diverticule des Félins).
Rémunérés et ravitaillés par Baptiste Parvau, régisseur du domaine des La Rochefoucauld, pour garder la grotte en permanence, dès la découverte et jusqu’en 1942, M. Ravidat, J. Marsal et, au début, G. Agniel campent sur place. Ravidat travaille à la protection et à l’aménagement de la grotte sous la direction de Baptiste Parvau .
Avec d’autres jeunes, ils érigent un « mai » au sommet décoré par Ravidat de deux drapeaux pour fêter l’événement, comme on fait ici pour honorer un élu, un patron ou des mariés. Après l’incendie de leurs tentes, ils construiront une cabane couverte de branches de pins ou de genévriers et équipée d’un poêle pour passer l’hiver. M. Ravidat et J. Marsal font visiter la grotte moyennant 2 F par personne (30 centimes de nos euros). Une buvette est même installée sur place durant l’été 1941 : on y débite de la limonade saccharinée. Mais la grotte est rapidement fermée et ne retrouve vie qu’avec les gros travaux nécessités par son ouverture au public en 1948.
Dès septembre 1940, l’orifice est agrandi en entonnoir (5 à 6 m de largeur sur 2 à 3 m de profondeur), des marches installées pour permettre de descendre aisément et recevoir les nombreux visiteurs et, en octobre, une tranchée-puisard est creusée, à la demande de H. Breuil, pour collecter l’eau de pluie qui inondait la descente. L’entrée de la grotte est équipée dès 1941 d’un mur provisoire et d’une porte en bois dont la clef est confiée à Léon Laval, nommé conservateur. L’orifice élargi est coiffé, de 1942 à 1947, par un sommaire bâtiment de bois, couvert de toile goudronnée, puis un autre, jusqu’au début des travaux d’aménagement de 1947-1948.
Bientôt, comme tous les jeunes hommes de la zone sud âgés de 20 ans, Ravidat est requis aux Chantiers de la Jeunesse dans les Hautes-Pyrénées (juillet 1942-février 1943). Il ne va pas là-bas couper des arbres en pantalon de golf vert forestier et blouson havane, comme beaucoup. Non ! Il est brancardier à Bétharram, chez les prêtres du Sacré Cœur de Jésus. Cette institution, bâtie sur un sanctuaire marial au bord du gave de Pau, est à la fois un lieu de pèlerinage et de retraite religieuse, le séminaire et la maison-mère de cette congrégation qui a essaimé à travers le monde . Si bien que Marcel et un robuste camarade passent leur temps à transporter des malades et à assister aux diverses messes et cérémonies, notamment à Lourdes, proche de 15 kilomètres.
De retour à Montignac, une fois rendu à la vie civile, Marcel se cache, tout près de Lascaux, dans la toute proche grotte de Maillol, voisine de celle de la Balutie . Il échappe donc au Service du travail obligatoire (créé en février 1943 pour les garçons nés en 1920, 1921 et 1922), alors que des milliers de jeunes gens, au moment de leur démobilisation des chantiers, passent sans transition au STO en Allemagne .
Marcel Ravidat devient maquisard parmi les premiers, dès juin 1943. Il est le Bagnard ou Jim. Son maquis FTP, bien dans ses opinions politiques , devenu Jacquou le Croquant, campe tout près de Lascaux, dans les bois de La Chapelle-Aubareil et de Valojoulx, et opère dans la région. Il réunit, entre autres, des jeunes du coin et bientôt quelques Géorgiens du général Andreï Vlassov, déserteurs de la Wehrmacht, dont le sympathique Pierre Kitiaschvili . Il deviendra la 222e compagnie. Après l’automne 1944, le caporal Ravidat combattra dans les Vosges, puis en Allemagne avec le 126e RI de Brive : baptême du feu lors de la contre-offensive hivernale de von Rundstedt ; Wissembourg ; le Rhin ; Karlsruhe ; prise de la citadelle de Rastatt ; entrée à Baden-Baden . Il ignore sans doute que le journaliste Pierre Ichac, qu’il a connu à Lascaux dès 1940, sert dans la même 1ère armée du général de Lattre de Tassigny .
Démobilisé en novembre 1945, il épouse Marinette puis est réembauché au garage. Il travaille ensuite comme ouvrier à l’aménagement de la grotte. Il fait revenir Jacques Marsal de Paris, un deuxième poste de guide étant programmé. Dès juillet 1948 (ouverture de la grotte à la visite), il devient guide de la grotte, avec J. Marsal, jusqu’en avril 1963 (fermeture de la grotte).
Au début des années 1950, il remarque, avec J. Marsal, des gouttelettes colorées sur les parois. En 1957-1958, il signale, près de la Licorne, les premiers signes de la « maladie verte ». Lors de la fermeture de la grotte, renonçant à un très maigre salaire d’agent technique, il part travailler en usine comme mécanicien aux Papeterie de Condat jusqu’en 1982 et il est un peu oublié : une lettre adressée par l’un de nous à « M. Ravidat, Montignac, Dordogne », revient avec la mention « Inconnu à Montignac-Lascaux »…
Son intervention décisive dans la découverte de l’entrée et dans la pénétration dans la grotte est enfin remise en valeur par la découverte des archives de Léon Laval et leur publication dans Lascaux inconnu en 1979 . Les 11 et 12 novembre 1986, grâce à Odile Berthemy et Marie-Cécile Ribault, active attachée de presse des éditions Bordas, aidées par Thierry Félix et l’un de nous (G. D.), il retrouve ses compagnons à l’occasion de la sortie du livre de Mario Ruspoli Lascaux, un nouveau regard. En novembre 1989, il contrôle la réalisation du film Les Enfants de Lascaux. En septembre 1990, il participe au 50e anniversaire de la découverte et est alors présenté au président François Mitterrand, aujourd’hui classé parmi les valeureux « Vichysto-résistants ». L’inventeur est nommé chevalier dans l’ordre du Mérite en 1991, comme ses compagnons Simon Coencas et Georges Agniel .
2. Jacques Marsal, l’autre Montignacois
Montignacois (1926-1989), comme Ravidat, il a presque 15 ans lors de la découverte. Jeune scolaire en vacances, il participe à la journée du 12 septembre 1940 et figure parmi les quatre inventeurs traditionnels. Sur les conseils d’un gendarme, rencontré dans le café-restaurant de son énergique mère, il a l’idée de consulter son ancien maître Léon Laval comme expert le 16 septembre à l’heure du déjeuner. Il ne reprend pas la classe et, avec M. Ravidat, campe sur les lieux pour assurer la protection de la grotte jusqu’en 1942. Encore tout jeune, il a rédigé un récit de la découverte, s’attribuant le beau rôle de Marcel et propageant la fausse saga du chien. Il recueille une partie des objets abandonnés par les Paléolithiques. Ils seront détruits par la crue de la Vézère en octobre 1960, alors que ceux glanés par Ravidat ont été préservés.
Fin 1942, il est arrêté sur le pont de Montignac par la gendarmerie française, malgré ses 17 ans (classe 46), et requis par le Service du travail obligatoire en Allemagne, institué officiellement par Pierre Laval le 16 février 1943 . Il découvrira le film La Nuit des temps dans un cinéma de Vienne et hurle alors à ses compagnons : « J’y étais !». À son retour, après un séjour à Paris où il se marie, il revient à Montignac sur la suggestion de Marcel Ravidat et en devient guide officiel avec ce dernier, dès l’ouverture au public en 1948 et durant une quinzaine d’années.
À la fermeture de 1963, il reste comme agent technique des Monuments historiques, suivant de 1964 à 1989 les diverses recherches et participant à leurs applications. Il a décrit l’état de la grotte lors de la découverte . Vivant sur place, il assure la surveillance quotidienne de la grotte, de ses paramètres et de la machinerie en contrôlant le climat interne défini par les spécialistes. Il est décoré de la Légion d’honneur à ce titre. Intelligent et disert, bon technicien, il devient un peu « Monsieur Lascaux », tandis que l’inventeur, M. Ravidat, rentre dans l’ombre. Mort en 1989, à quelques mois de sa retraite, il ne peut assister au jubilé de la grotte l’année suivante.
3. Georges Agniel, un Montignacois exilé
Né en 1924, ce frêle blondinet, Montignacois exilé à Nogent-sur-Marne, 15 ans, est en vacances chez sa grand-mère maternelle. Agréable compagnon, il compte beaucoup d’amis parmi les jeunes de Montignac. Il participe à la journée du 12 septembre 1940 et figure parmi les quatre inventeurs. Il demeure à Montignac une quinzaine de jours après la découverte et vit au campement monté près de l’Entrée. Il quitte ses amis pour reprendre la classe début octobre. De Paris, le 8 octobre 1940, il envoie à Léon Laval une courte « carte interzone », seul moyen de communication entre zone occupée et zone non occupée, pour « sauvegarder [ses] intérêts dans l’exploitation de la grotte ».
Agent technique chez Citroën puis à l’entreprise Thomson-Houston, il ne revient que rarement à Montignac avant le 11 novembre 1986, date à laquelle il est réuni, pour la première fois, à ses trois amis Ravidat, Marsal et Coencas, à l’occasion de la sortie du Lascaux, un nouveau regard de Mario Ruspoli. Il participe aux cérémonies du 50e anniversaire de la découverte, en 1990, et est présenté à François Mitterrand, comme M. Ravidat et S. Coencas. Comme eux deux, il est décoré de l’ordre du Mérite en 1991 et il revient chaque année à Montignac pour l’anniversaire de la découverte.
4. Simon Coencas, le réfugié
Ce jeune Parisien de Montreuil, né en 1927, est réfugié à Montignac en juin 1940 avec sa famille. Âgé de 13 ans, il participe à la journée de découverte du 12 septembre. Le 13, il revient à la grotte avec ses trois camarades et son jeune frère Maurice.
Il n’apparaît pas sur les photographies prises dans les jours suivant la découverte. Avec sa famille, il regagne Paris très vite. Ils n’auraient pu le faire plus tard : en effet, le 27 septembre, une ordonnance allemande prescrit le recensement des juifs parisiens et le 18 octobre « il est interdit aux Juifs qui ont fui la zone occupée d’y retourner ».
Toute sa famille est emprisonnée à Drancy puis exterminée à Auschwitz, sauf sa sœur Éliette et lui qui ont pu quitter Drancy, car ils n’ont pas tout à fait 16 ans . Il se reconnaîtra, après guerre, sur une photo prise à Drancy et publiée dans Historia. Successivement groom, vendeur de cravates à la sauvette, de sandwiches et de boites à cigares, il fait ensuite fructifier, à Montreuil, l’entreprise de récupération de métaux de son beau-père.
Il ne revient guère à Lascaux avant le 11 novembre 1986. Il est alors réuni pour la première fois à ses trois compagnons à l’occasion de la sortie du Lascaux, un nouveau regard de Mario Ruspoli. Il participe aux cérémonies du 50e anniversaire de la découverte et est présenté à François Mitterrand, comme M. Ravidat et G. Agniel en 1990. Comme eux, Simon Coencas est décoré de l’ordre du Mérite en 1991 et revient chaque année à Montignac pour l’anniversaire de la découverte. À sa demande, il est prénommé « Victor » dans le film Les Enfants de Lascaux, dont il n’apprécie pas l’aspect parfois romancé.
Brigitte et Gilles Delluc
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Grâce à la Croix-Rouge (selon Laval F., 2007). A l’origine, seuls les juifs âgés de plus de 16 ans devaient être arrêtés et livrés aux Allemands. C'est sur proposition du président P. Laval, durant l’été 1942, que les enfants de moins de 16 ans furent également arrêtés.
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