1940-2010 : un double anniversaire
Lascaux et la guerre
Une galerie de portraits
par Brigitte et Gilles DELLUC
Référence Bull. de la Soc. hist. et arch. du Périgord, 2010, 2.
La grotte de Lascaux est découverte en septembre 1940. Les semaines qui suivent sont marquées par une intense activité : d’innombrables curieux, la venue de l’abbé Henri Breuil, les premiers travaux d’aménagement. Puis tout paraît s’endormir et ne se réveiller qu’après 1945 : la Paix revenue, la cavité est aménagée et les visiteurs affluent. Lascaux est le monument le plus célèbre de Dordogne.
En fait, il n’en fut rien : en ces temps troublés, la grotte a continué à vivre et de nombreux protagonistes continuent à aller et venir et souvent à fréquenter la caverne. Faire revivre un peu ces personnages oubliés est le but des pages qui suivent.
II. Léon Laval, l’homme de Lascaux
Léon Laval (1885-1949) (fig. 3), instituteur à Montignac durant une dizaine d’années, a pris très tôt sa retraite en 1934 pour se consacrer à sa passion de la communication . Il s’implique dans les manifestations locales mais aussi dans l’accueil des réfugiés républicains espagnols, puis, la guerre venue, dans celui des Alsaciens et Lorrains. Grand amateur d’art lyrique et de littérature , féru d’histoire et d’archéologie, fabuleux conteur et animateur, il est choisi comme confident et expert par J. Marsal, et prévenu le 16 septembre . Devant les dessins de son envoyé Georges Estréguil , il prend conscience de l’intérêt de la trouvaille et pénètre dans la grotte le 17 septembre dans l’après-midi ou le 18 au matin. Devant Marcel Ravidat et ses trois jeunes compagnons, face à cette découverte inouïe, il représente la sagesse d’un adulte cultivé : il est bien l’homme de Lascaux.
L’entrée a été sommairement aménagée. Il hésite un peu cependant, mais devant la vieille grand-mère Baudry, bien décidée à visiter ce trou, il ne veut pas paraître « plus capon qu’une femme » et se risque à descendre. Il ne sait pas ce qu’il va trouver . Comprenant tout l’intérêt de la trouvaille et connaissant l’abbé Henri Breuil de réputation, il souhaite le prévenir. Il parle de la découverte dans l’hôtel où se trouve M. Thaon, un proche de l’abbé. Le jeune homme monte à la grotte, dessine quelques croquis et va les montrer à H. Breuil à Brive. Ce dernier arrive à Montignac le 21 septembre.
Léon Laval devient le conservateur de la grotte. Avec l’aide de M. Ravidat, J. Marsal et B. Parvau, il assure sa protection et met de côté les objets abandonnés par les Paléolithiques un peu partout. Il reçoit les préhistoriens de l’époque et fait contrôler les visites. Le 24 septembre, il annonce par lettre, « avec le plus grand enthousiasme » la découverte au président de la Société historique et archéologique du Périgord et une prochaine communication du Dr A. Cheynier à cette docte compagnie . À la veille du départ de l’abbé Breuil, le 12 décembre, L. Laval présente l’orateur qui prononce une conférence, illustrée de clichés du studio Clairval (où œuvre F. Windels), devant une salle comble au foyer municipal de Montignac, au bénéfice du Secours national .
Ses interlocuteurs techniques sont M. Thaon et F. Windels. D. Peyrony, correspondant des Beaux-Arts et futur directeur de la circonscription préhistorique en 1942, le fait nommer comme délégué du service (mai 1941), responsable officiel de Lascaux jusqu’à l’ouverture de la grotte au public en 1948. L. Laval deviendra aussi correspondant de la commission des Monuments historiques du CNRS (en avril 1943, sous la signature d’Albert Grenier, spécialiste des Gallo-Romains) . Le conservateur continue à faire visiter la grotte jusqu’au début de 1944. Le peintre impressionniste Lucien de Maleville est un des derniers visiteurs. La période noire du Périgord va commencer et le carbure de calcium, nécessaire à l’alimentation des lampes à acétylène, se fait rare : sa fabrication exige beaucoup d’électricité. |
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Après la Libération, Léon Laval continue ses visites notamment en 1946 avec Norbert Casteret et le célèbre Maynard Owen Williams, envoyé du National Geographic Magazine . Ce grand reporter photographie la grand-mère Baudry et ses poules et, dans la caverne, le spéléologue en maillot de bain et en costume de cérémonie à pantalon rayé , Marcel Ravidat et Gilberte (la fille de Léon Laval). Le nouveau conservateur accompagne la sœur et le beau-frère de l’abbé Breuil et aussi des personnalités. Ainsi Jean Cassou, président de l’Union nationale des Intellectuels, ancien secrétaire de Pierre Louÿs, inspecteur des Monuments historiques depuis 1932. Ancien membre du cabinet de Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts du Front populaire, il a été révoqué et est devenu résistant dans le groupe du musée de l’Homme. Interné, il sera en 1945 le patron du musée d’Art moderne. Vient aussi Germain Bazin, conservateur adjoint au département des peintures du Louvre, chargé de l’atelier de restauration.
Le 29 septembre 1947, voici Jean Oberlé, dessinateur devenu un des speakers français de la BBC, et Pierre Bourdan, de l’émission Les Français parlent aux Français puis correspondant de guerre chez Leclerc et, depuis peu, ministre de l’Information, de la Jeunesse et des Sports. Les préhistoriens viennent aussi : Annette Laming (qui travaille avec F. Windels), Mlle H. Alimen (24 août 1947), et les futurs professeurs Jean Piveteau et Georges Malvesin-Fabre (24 août 1947). Enfin André Leroi-Gourhan vient le 3 septembre 1947 : il est alors sous-directeur au musée de l’Homme.
Léon Laval ressent douloureusement les premiers travaux d’aménagement, qui maltraitent sa grotte sans respect pour les nombreux vestiges du sol, et bientôt la main mise par l’Administration l’en dépossède sans ménagement. Il publie en août 1948 la première brochure sur Lascaux : La caverne peinte de Lascaux (éditions du Périgord Noir Emmanuel Leymarie, Montignac) . Son fils François, géologue et universitaire, écrira en 2006 sa biographie dans Mon père, l’homme de Lascaux . Ce livre chaleureux, bourré d’informations de première main, nous a permis de compléter notre documentation, déjà puisée auparavant au fonds Léon Laval conservé dans la maison familiale de Plazac .
III. L’abbé Henri Breuil, le « pape de la Préhistoire »
Au début du XXe siècle, l’abbé Henri Breuil (1877-1961) entre en scène (fig. 4). Comme Denis Peyrony, il est l’élève du Dr Louis Capitan, médecin des hôpitaux de Paris, lui-même disciple de Claude Bernard et successeur du préhistorien Gabriel de Mortillet à l’École d’Anthropologie . Il est considéré comme « le pape de la Préhistoire » pendant un demi-siècle . Il effectue l’étude des grandes grottes ornées de Dordogne, Lot, Pyrénées et Espagne, en calque les dessins et les publie. Il étudie le Paléolithique d’Europe, de Chine et d’Afrique du Sud. On lui doit la classification des subdivisions du Paléolithique supérieur.
« Menacé d’être arrêté par les Allemands », il quitte Paris et gagne Les Eyzies où il confie à Denis Peyrony des objets et documents précieux (fig. 5). Blessé à l’œil à la grotte de la Liveyre, au bord de la Vézère, il gagne Périgueux le 19 août. Hébergé chez ses cousins, il est traité à la clinique Delbès pour une iridocyclite qui laissera des séquelles. Il reçoit la visite du jeune Maurice Thaon. Il retourne le 7 septembre aux Eyzies qu’il fait visiter au jeune homme, puis se fait héberger au collège Bossuet à Cublac près de Brive, auprès des abbés Bouyssonie.
Venu le 21 septembre à Lascaux, à la suite de l’information de Maurice Thaon, avec le Dr André Cheynier et les frères Jean et Amédée Bouyssonnie, il est souvent présent à Lascaux durant la période du 21 septembre au 13 décembre 1940. Il vient « de temps en temps à la grotte et à certaines périodes tous les jours », témoigne François Laval. Il improvise des conférences pour les visiteurs. A l’aide d’un papier quasi opaque, il calque, au moins, un félin gravé dans la Galerie des Félins (avec M. Ravidat) et un cheval peint au fond du Diverticule axial (avec Mlle Paule Grand ).
Pour placer l’appareil photographique et prendre, sans déformation, des clichés des peintures, l’abbé fait percer la paroi des gours de la Salle des Taureaux, remplis d’eau par les pluies d’automne. Des milliers de litres s’engouffrent en trombe dans un entonnoir naturel placé presque à l’entrée du Diverticule axial et donnant vers les étages inférieurs de la grotte. Des effondrements ponctuels, parfois de plus d’un mètre, dans le sol du Diverticule axial et ailleurs, s’ensuivent.
Un sondage hâtif effectué par ses soins, au pied des Taureaux nos 1 et 2, juste sous la croûte de calcite du fond des gours, lui fournit quelques ossements de renne, des silex et des fragments de charbons de conifères . À l’écart, des restes de « feux d’éclairage » de la salle demeuraient à demi engagés dans le sol argileux. Il croque à main levée un plan de la grotte (fig. 6) et un dessin de la scène homme-bison du Puits .
Au terme d’un examen de trois jours (du 21 au 23 septembre), il rédige, entre le 23 et le 28 septembre à l’école Bossuet, un rapport pour l’Académie des inscriptions et belles-lettres, adressé à Paris via Vichy, grâce à M. Sadoul, secrétaire général de l’Actualité radiophonique de la radio d’État, de passage à Lascaux. Il sera lu sous la Coupole le 11 octobre . Il s’absente pour aller à Vichy afin d’obtenir l’autorisation de quitter la France et, du 2 au 12 octobre il va « chasser les quartzites » de la Garonne à Toulouse. Il se réinstalle le 14 au château tout proche de Puy-Robert, chez M. Henry de Montardy, pour surveiller, du 22 au 31 octobre et du 7 au 12 novembre, les premiers travaux de M. Thaon et de F. Windels, aidés par M. Ravidat et J. Marsal.
Après une conférence au foyer municipal de Montignac, présidée par le sous-préfet de Sarlat, au profit du Secours national, le 12 décembre, et avec l’autorisation de Vichy où il s’est rendu, il repart le vendredi 13 décembre , via Brive et Toulouse, pour l’Espagne et le Portugal (d’où il publie en espagnol sur Lascaux). Il y fait des cours, puis gagne l’Afrique australe où il œuvre dans les abris ornés jusqu’en 1951. Il est fasciné, notamment, par la « Dame blanche » rupestre du Brandberg (actuelle Namibie) : elle serait d’origine égyptienne ou crétoise, déesse ou reine d’un ancien royaume, fantasme-t-il avec Miss Mary Elisabeth Boyle, sa secrétaire. Durant la guerre de 1914-1918, après un court séjour aux armées à Bordeaux, il avait, de même, quitté la France pour l’Espagne : toujours mobilisé, il était attaché naval à Madrid. Pendant ce temps, son ami le père Teilhard de Chardin, à peine plus jeune, servait comme brancardier avec les tirailleurs marocains au Chemin des Dames...
En juin 1948, il se dit « frustré dans [son] attente » et déçu par les relevés et copies des peintures par M. Thaon et il se réjouit de voir Fernand Windels publier un corpus photographique des œuvres de Lascaux. Son âge et ses autres occupations l’empêchent d’y pourvoir lui-même, dit-il.
Du 2 au 7 septembre 1949, de passage en France, il effectue une excavation très rapide au fond du Puits : avec Sévérin Blanc et Maurice Bourgon, ils fouillent hâtivement, « comme des sangliers » selon le mot de A. Leroi-Gourhan , à la recherche d’une hypothétique sépulture, imaginée au pied de la scène homme-bison. Il fait aussi visiter la grotte à Mlles G. Henri-Martin et S. de Saint-Mathurin, préhistoriennes et amies, le 9 de ce mois et consacre plusieurs leçons du Collège de France à la grotte. Il reviendra le 19 septembre 1946 avec les mêmes et avec Miss Boyle.
Les fouilles de J. Bouyssonie et A. Glory, envisagées par D. Peyrony, ont été reportées le 14 juin 1947 par ce dernier puis ajournées sine die par les Beaux-Arts... : les travaux d’aménagement touristiques commencent les jours suivants sous la direction de Yves-Marie Froidevaux. On ne songe pas alors que travaux et fouilles devraient être menés conjointement…
Retraité du Collège de France depuis 1947, Henri Breuil, désormais âgé et malvoyant, charge en 1952, après divers atermoiements, l’abbé André Glory d’effectuer les relevés des gravures de la grotte et de deux autres missions : publier ses relevés inédits de quelques grottes et donner une suite à son ouvrage monumental Quatre cents siècles d’art pariétal (1952).
Enfin, le 14 août 1956, lors d’une visite, l’abbé Breuil se dit, au milieu de visiteurs, gêné par l’« atroce atmosphère » de la caverne. Il manque de « tourner de l’œil » et - horresco referens - doit abréger ses commentaires . Il mourra en 1961.
Brigitte et Gilles Delluc
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Selon A. Roussot. Cette crainte alléguée surprend beaucoup... « Cela relève de la construction mémorielle et de la reconstruction opérée par Breuil après la guerre [...]. C’est sa personne et ses recherches qu’il veut mettre à l’abri », et le Collège de France accepte, observe A. Hurel, historien à l’Institut de Paléontologie humaine (in litt., mai 2009). Les relations entre Henri Breuil et Lascaux ont fait l’objet d’un article très documenté de notre ami A. Roussot, qui fut un jeune familier de H. Breuil, de J. Bouyssonnie et d’A. Glory (Roussot, 1990).
De même les travaux de 1957-1958.
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