Les premiers pas de l’Homme
Frédéric Belnet
L’homme est la seule créature sur Terre à se déplacer exclusivement sur ses seuls membres postérieurs, avec le corps parfaitement droit. Une bipédie affirmée, dont l’origine remonte à des millions d’années…
Clichés…
Le brave petit singe, au fil des millénaires, descend de son arbre, marche, voûté et à quatre pattes d’abord, puis dressé fièrement sur ses deux pieds pour – aboutissement ! – devenir un Homme… Stop ! Disons-le tout de suite, cette vision – tenace – héritée de la Scala Naturae (l’échelle des êtres) d’Aristote n’a pas grand-chose à voir avec la réalité. Les premiers pas de l’Homme, nous disent les paléoanthropologues, s’inscrivent dans les traces laissées par de multiples lignées. Une évolution ‘en mosaïque’, complexe et… incomplètement élucidée.
La bipédie n’est pas l’apanage de l’Homme
La bipédie n’est pas l’apanage de l’Homme. Tyrannosaures, varans, ours, singes… : les animaux qui se déplacent au sol sur deux pattes, occasionnellement voire systématiquement (oiseaux), sont légion.
Nos cousins les grands singes arboricoles (gibbons, orang-outans, gorilles, bonobos, chimpanzés) pratiquent, à des degrés divers, la marche bipède, partageant avec nous « la verticalité du corps, la règle au sein du répertoire locomoteur des hominoïdes [notre famille zoologique commune] », comme le dit le paléoanthropologue Pascal Picq.
A Laetoli, en Tanzanie, les traces de pas – celles d’un ou deux adultes et d’un enfant – découvertes en 1976 par Mary Leakey dans des sédiments volcaniques, constituent un émouvant témoignage, vieux de 3,5 millions d’années (Ma), d’une autre bipédie encore : celle d’Australopithèques (comme la célèbre Lucy), montrant une absence de voûte plantaire et un gros orteil écarté et préhensile. Maladroite ou affirmée, selon les avis, leur démarche est en tout cas différente de la nôtre.
Bien plus proches de nous – dans le temps et dans la structure – sont les empreintes trouvées à Roccamonfina, en Italie, datant de 350 000 ans : les plus anciennes traces de pas connues en Europe, attribuées à nos ancêtres Homo erectus ou bien à ceux de Néandertal, Homo heidelbergensis.
Une grande diversité, donc. S’il constate que, « dans la nature actuelle, l’homme est le seul animal (…) capable de marcher sur deux membres postérieurs et le buste parfaitement redressé », Pascal Picq martèle volontiers : « il n’y a pas une bipédie, mais des bipédies ». Il s’agit donc, pour les anthropologues, de tracer… la nôtre.
A gauche, les empreintes de pas de Laetoli reconstituées au Musée de Préhistoire des Eyzies-de-Tayac
Une mécanique de précision
Fort heureusement pour les chercheurs, qui ne disposent souvent que de squelettes fossilisés fragmentaires, les indices en sont multiples. Le trou occipital (par où artères, nerfs et moelle épinière passent du tronc au crâne) est face au sol (et non vers l’arrière, comme chez les quadrupèdes). La courbure de la colonne vertébrale, le bassin large et robuste, le fémur long, l’implantation des muscles locomoteurs, le pied aux orteils groupés et à la voûte plantaire amortisseuse de chocs… : autant de signes, dont l’interprétation, cependant, donne lieu à de multiples scénarios des origines.
A droite une empreinte de pas laissée sur le sol de la grotte du Pech Merle
Des théories qui se télescopent
Jusqu’au début du XXe siècle, le modèle dominant nous vient des forêts d’Asie, où les très arboricoles gibbons marchent sur leurs deux pattes postérieures lorsqu’ils se hasardent au sol.
Puis vient la théorie de l’East side story : dans l’est de l’Afrique, il y a moins de 10 Ma, un remplacement progressif des forêts par la savane, dû à un assèchement du climat, contraint les grands primates à descendre au sol, à se redresser pour y repérer nourriture ou prédateurs, à devenir des bipèdes aux mains libres, façonneurs d’outils, au cerveau bouillonnant. Une approche du type ‘la fonction créée l’organe’, abandonnée de nos jours.
L’observation, depuis les années 1960, du répertoire locomoteur des grands singes relance l’idée d’une bipédie liée à la suspension dans les arbres. Toutefois, Yvette Deloison, anthropologue au CNRS, trouvant à l’humain une main trop ‘généraliste’ et un pied trop ‘spécialisé’, déclare : « je crois que les ancêtres de la lignée humaine sont [exclusivement] bipèdes depuis beaucoup plus longtemps que 15 Ma » (bien que les fossiles correspondants restent encore à découvrir…).
Quoi qu’il en soit, s’il est difficile d’établir avec certitude lesquels de ces ‘personnages’ fossiles figurent au rang de nos véritables ancêtres, notons que Toumaï (Tchad, -7 Ma), Orrorin (Kenya, -6 Ma), et nombre d’Australopithèques (Afrique, 5 à 1 Ma), en partie arboricoles, montrent également les signatures anatomiques de bipédie(s).
Une aptitude à la marche qui ne cessera de s’amplifier : « la bipédie semble monnaie courante dans les savanes arborées d’Afrique avant l’émergence des premiers grands hommes, Homo ergaster, à la bipédie comparable à la nôtre, vers 1,8 Ma », dit encore Pascal Picq. Ergaster, un de nos ancêtres. Le premier véritable humain arpenteur de savanes. Le premier explorateur du Monde.
Frédéric Belnet
Journaliste scientifique
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