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Au cœur de l’Eurasie : un Homo erectus ancien en Turquie, l'homme de Kocabaş... Amélie Vialet


Au cœur de l’Eurasie : un Homo erectus ancien en Turquie
Contexte général : état des connaissances en Turquie
Amélie Vialet


On avait beau décrire la Turquie, au carrefour de l’Afrique, l’Europe et l’Asie, comme une zone de passage et une région clé pour comprendre les premiers peuplements humains, peu de découvertes permettaient de l’attester jusqu’à présent !
Bien sûr, les nombreux ramassages de surface, effectués en zone côtière, dans la région de Hatay (prolongement du corridor levantin) mais également à certains endroits du plateau central de l’Anatolie, témoignaient du riche potentiel préhistorique de ce pays.


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Homo georgicus

Situation des site spréhistoriques en Turquie

Carte de situation des sites préhistoriques de la Turquie (d’après Alçiçek 2014)


De même, quatre gisements majeurs sont à signaler pour le Paléolithique ancien :

- La grotte de Yarimburgaz, en Thrace (partie européenne de la Turquie) a été fouillée, pour les niveaux anciens, par une équipe turco-américaine dirigée par Güven Arsebük (Université d’Istanbul) et Clark Howell (Université de Californie, Berkeley) livrant une industrie sur éclats associée à une faune (Ursus deningeri) du Pléistocène moyen [1].

- La carrière de lignite (aujourd’hui abandonnée), située à proximité du village de Dursunlu, au nord-ouest de la ville de Konya, a fait l’objet d’investigation dans les années 1990 par une équipe turco-américaine dirigée par Erksin Güleç (Université d’Anakara) et Tim White (Université de Californie, Berkeley). Une industrie sur éclats, antérieure à la limite paléomagnétique Brunhes-Matuyama (soit 780 000 ans), a été découverte en association avec des ossements de faune dont une forme de cheval archaïque (Equus altidens) [2].

- Le site de plein-air de Kaletepe-Deresi 3, situé à 1600 m d’altitude, sur les pentes orientales du volcan Göllü Dağ, en Anatolie centrale, a été fouillé par une équipe turco-française dans les années 2000 dirigée par Ludovic Slimak (UMR 5608 du CNRS, TRACES). Une séquence stratifiée a été dégagée comprenant 7 niveaux archéologiques, allant du Paléolithique inférieur au Paléolithique moyen, dont le plus ancien pourrait dater d’environ 1 million d’années. C’est dans ce dernier qu’un biface et de nombreux éclats de façonnage ont été mis au jour [3].

- La grotte de Karain E, située dans un complexe karstique près d’Antalya, a fait l’objet de sondages effectués par le I. Kiliç Kökten, entre 1946 et 1973, préservant une épaisse séquence témoin dite « berme centrale » haute d’une dizaine de mètres, en cours de fouille depuis 1985 sous la responsabilité de Işin Yalçinkaya et Harun Taskiran (Université d’Ankara). Une dizaine de niveaux a été identifiée dont les quatre plus anciens, livrant une industrie sur éclats et quelques bifaces, ont été attribués au Paléolithique inférieur tandis que les niveaux sus-jacents présentent une industrie moustérienne relevant du Paléolithique moyen [4]. Une vingtaine de restes humains a été mise au jour : essentiellement des dents (des niveaux récents) mais aussi, plus anciens que 125 000 ans, des fragments de mandibule, de vertèbres, de fémurs et des phalanges de la main. Une étude turco-française est en cours pour mieux positionner ces individus de Karain dans l’évolution biologique et culturelle de l’Homme.

Les industries à éclats des deux premiers sites, la grotte de Yarimburgaz et le gisement de Dursunlu, sont souvent attribuées à la culture oldowayenne, dont les assemblages les plus anciens sont connus en Afrique autour de 2,5 Ma. L’arrivée et/ou la persistance de cette technologie en Turquie est donc avérée autour d’1Ma. Dans le même temps, les niveaux les plus anciens du site de Kaletepe-Deresi 3 et (plus récents) de la grotte de Karain E témoignent de la présence d’artisans acheuléens en Turquie, culture qui apparaît en Afrique à 1,7 Ma, soit 700 000 ans plus tôt.

La découverte de l’Homme de Kocabaş
Finalement, donc peu de sites préhistoriques sont connus en Turquie, et parmi ceux-ci un seul a livré des restes humains du Paléolithique moyen. Quid des périodes plus anciennes et des premiers habitants de ce pays ? Grâce à la découverte effectuée par Mehmet Cihat Alçiçek (Université Pamukkale, Denizli), nous en savons maintenant un peu plus !

Il y a plus de 10 ans, en effet, Mehmet Cihat Alçiçek fait le tour des carrières en cours d’extraction dans le bassin de Denizli au sud-ouest de la Turquie. Habitués à ces visites régulières, les directeurs des fabriques lui présentent les fossiles en tous genres découverts lors de la découpe des blocs de travertins [5]. Mais cette fois-ci, il reconnait parmi les quelques pièces réunies, ce qui pourrait bien ressembler à un crâne humain très ancien…

En effet, découpé en « tranche » par les lames des machines utilisées dans la carrière, 3 fragments composent un petit crâne. Il en confie l’étude à John Kappelman qui l’attribue à un Homo erectus *[6].

Fossile de Kocabas

Le fossile de Kocabaş : une « tranche de crâne » (a), les 3 fragments composant le spécimen (b), la reconstitution 3D (c), (d’après Vialet et al. 2014)

Quelques années plus tard, afin d’en approfondir l’étude, Mehmet Cihat Alçiçek se tourne vers l’équipe du département de préhistoire du Muséum national d’Histoire naturelle et l’Institut de Paléontologie Humaine. Un scanner du fossile est effectué à l’Université Pamukkale qui permet de générer une reconstitution 3D de chaque ossement à savoir : la partie droite de l’os frontal, la partie antérieure de l’os pariétal droit et un fragment de fronto-pariétal gauche. Comme il s’agit d’un individu jeune, la suture entre les pariétaux n’est pas synostosée et ils se trouvent disjoints. De plus, la découpe subie par ce fossile l’a amputé de l’arrière et de la base du crâne, de la partie sommitale de son écaille frontale et de son orbite gauche. Ainsi, une reconstitution 3D a été générée permettant de remettre en connexion anatomique les ossements de ce jeune adulte et de compléter, par image miroir, la partie gauche du torus supra-orbitaire, non conservée, sur la base de la partie droite préservée [7,8].

Résultats des études morphologique et morphométrique
Une étude morphologique, métrique et morphométrique 3D de ce spécimen reconstitué [9,10] a permis de le distinguer, d’une part, du groupe, plus gracile, des Homo habilis-rudolfensis-georgicus (2,4-1,8 Ma) et, d’autre part, des homininés plus récents attribués aux Homo heidelbergensis au sens large et aux Néandertaliens.

Par sa morphologie et ses dimensions, le crâne de Kocabaş est proche des Homo ergaster et des Homo erectus d’Afrique et d’Asie. Il se distingue des Homo erectus de Chine par les proportions plus réduites de son écaille frontale et une constriction post-orbitaire plus marquée. Le fossile turc est plus proche des formes africaines plus anciennes qu’1Ma, et partage même avec les spécimens les plus vieux, Homo habilis-rudolfensis, la conformation particulière de sa cavité orbitaire.

Il se distingue des premiers hommes trouvés hors d’Afrique à 1,8Ma, les Homo georgicus du site de Dmanissi en Géorgie, dont la morphologie est plus archaïque. Notons toutefois que, dans cette étude approfondie, seul l’os frontal, bien conservé et reconstitué sur le fossile de Kocabaş, a pu faire l’objet de comparaisons.

Stratigraphie, paléomagnetisme et datations du site de Kocabas

Stratigraphie, paléomagnétisme, datations par nucléides cosmogéniques 26Al/10Be et biochronologie,
d’après Khatib et al. 2014, Lebatard et al. 2014b, Boulbes et al. 2014.

Kocabaş, suspendu dans le temps !
Il restait à dater ce spécimen provenant de travertins dont une première analyse estimait l’âge à environ 500 000 ans. Précisons que si l’endroit exact de la découverte n’est pas connu, la zone et les dépôts dont ce spécimen provient, de même que l’ensemble de la faune, ont bien été identifiés. Il s’agit des travertins dits supérieurs, les seuls en extraction au moment de la découverte, en 2002, et les seuls ayant livré du matériel paléontologique jusqu’à présent.

Ces travertins supérieurs sont situés entre deux niveaux fluviatiles, l’un au-dessus et l’autre au-dessous. Les datations obtenues par les nucléides cosmogéniques 26Al/10Be pour ces niveaux de conglomérats sus et sous-jacents [11,12] indiquent un âge de 1,2 Ma et 1,6 Ma respectivement, ce qui fixe une fourchette chronologique entre ces deux dates pour la faune et le fossile de Kocabaş. La magnétostratigraphie effectuée pour toute la séquence des dépôts [13] a permis notamment de corréler la base de l’unité détritique supérieure, de polarité normale, avec l’excursion de Cobb Mountain datée à 1,22 Ma. Enfin, la biochronologie des faunes associées au crâne confirme ce cadre chronologique [14] avec la présence de taxons anciens tels Archidiskodon merionalis meridionalis (Elephantidés), Equus cf. altidens (Equidés) et Palaeotragus (Giraffidés) qui disparaît autour de 1,2 Ma.

Conclusion
Daté entre 1,2 et 1,6 Ma, le fossile de Kocabaş présente de fortes affinités avec les homininés anciens d’Afrique, témoignant d’une possible expansion vers l’Eurasie, différente de celle représentée par les fossiles de Dmanissi, qui se situerait donc probablement entre 1,8 Ma et les groupes porteurs d’industries à bifaces connus en Turquie au-delà d’1 Ma, dans le site de plein air de Kaletepe Deresi 3 notamment.
Aujourd’hui, la recherche sur le terrain se poursuit. Notre groupe de travail effectue chaque année, sous la responsabilité de Kadriye Ozcelik de l’Université d’Ankara, des prospections dans le Bassin de Denizli afin de localiser des niveaux préhistoriques en place et d’en savoir un peu plus sur le mode de vie de cet Homo erectus de Turquie.

Site web (Ministère de la Culture en Turquie) présentant les récentes découvertes.

Auteur de l’article : Amélie Vialet, paléoanthropologue, maître de conférences au Muséum national d’Histoire naturelle (CERP de Tautavel).

(*) Il faut noter également que les auteurs ont diagnostiqué une tuberculose sur la base de la présence d’impressions dites granulaires sur la face endocrânienne de l’os frontal, ce qui est relaté dans l’article. Cette interprétation a été critiquée par d’autres chercheurs [15], pour qui, ces stigmates peuvent être expliqués par d’autres facteurs.

R éférences
 
[1] F. Clark Howell F., Güven Arsebük, Steven Kuhn (1996). The Middle Pleistocene Lithic Assemblage from Yarimburgaz Cave, Turkey. Paléorient: 22(1). pp. 31-49. doi: 10.3406/paleo.1996.4625

[2]Erksin Güleç, Tim White, Steven Kuhn, Ismail Özer, Mehmet Saǧır, Hakan Yilmaz, F. Clark Howell (2009). The Lower Pleistocene lithic assemblage from Dursunlu (Konya), central Anatolia, Turkey. Antiquity: 83. pp 11-22. doi:10.1017/S0003598X00098057.

[3] Ludovic Slimak, Hélène Roche, Damase Mouralis, Hijlke Buitenhuis, Nur Balkan-Atli, Didier Binder, Catherine Kuzucuoğlu, Michel Grenet (2004). Kaletepe Deresi 3 (Turquie), aspects archéologiques, chronologiques et paléontologiques d’une séquence pléistocène en Anatolie centrale. C. R. Palevol: 3. pp. 411–420. doi:10.1016/j.crpv.2004.04.005

[4] Marcel Otte, Işin Yalçinkaya, Janus Kozlowski, Ofer Bar-Yosef, I. López Bayón, Harun Taskiran (1998). Long-term technical evolution and human remains in the Anatolian Palaeolithic. J. Hum. Evol.: 34. pp 413-431. Doi: 10.1006/jhev.1997.0199

[5] Alçiçek, M.C., 2014. Historique de la découverte et des recherches sur la calotte crânienne d’Homo erectus archaïque de Kocabaş, Bassin de Denizli, Anatolie, Turquie. L’anthropologie 118, 8-10. doi.org/10.1016/j.anthro.2014.01.0054

[6] Kappelman, J., Alçiçek, M.C., Kazanci, N., Schultz, M., Özkul, M., Şen, Ş, 2008. First Homo erectus from Turkey and implications for migrations into temperate Eurasia. American Journal of Physical Anthropology 135, 110–116.. http://dx.doi:10.1002/ajpa.20739

[7] Vialet, A., Guipert, G., Alçiçek, M.C., 2011. Reconstitution 3D et étude de l'Homo erectus de Kocabaş, en Turquie. Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris 23, S38.

[8] Vialet, A., Guipert, G., Alçiçek, M.C., 2012. Homo erectus found still further west: reconstruction of the Kocabaş cranium (Denizli, Turkey). Comptes Rendus Palevol. 11, 89–95. http://dx.doi:10.1016/j.crpv.2011.06.005

[9] Vialet, A., Guipert, G., Alçiçek, M.C., Lumley, M.-A., 2014. La calotte crânienne de l'Homo erectus de Kocabaş (Bassin de Denizli, Turquie). L'Anthropologie 118, 74-107.. http://dx.doi.org/10.1016/j.anthro.2014.01.003

[10] Vialet, A., Prat, S., Wils, P., Alçiçek, M.C., 2015. Le crâne de Kocabaş, en Turquie, à au moins 1,2 Ma. Synthèse des études morphométriques et analyse cladistique. Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris 27, S1.

[11] Lebatard, A.-E., Alçiçek, M.C., Rochette, P., Khatib, S., Vialet, A., Boulbes, N., Bourlès, D.L., Demory, F., Guipert, G., Mayda, S., Titov, V.V., Vidal, L., de Lumley, H., 2014. Dating the Homo erectus bearing travertine from Kocabaş (Denizli, Turkey) at at least 1.1 Ma. Earth and Planetary Science Letters 390, 8–18.. doi:10.1016/j.epsl.2013.12.031

[12] Lebatard, A.E., Bourlès, D.L., Alçiçek, M.C., 2014. Datation des travertins de Kocabaş par la méthode des nucléides cosmogéniques 26Al/10Be. L'Anthropologie 118, 34-43. http://dx.doi.org/10.1016/j.anthro.2014.01.002

[13] Khatib, S., Rochette, P., Alçiçek, M.C., Lebatard, A.E., Demory, F., Saos, T., 2014. Études stratigraphique, sédimentologique et paléomagnétique des travertins de Kocabaş, Bassin de Denizli, Anatolie, Turquie, contenant des restes fossiles quaternaires. L'anthropologie 118, 16-33. http://dx.doi.org/10.1016/j.anthro.2014.01.005

[14] Boulbes, N., Mayda, S., Titov, V.V., Alçiçek, M.C., 2014. Les grands mammifères du Villafranchien supérieur des travertins du Bassin de Denizli (Sud-Ouest Anatolie, Turquie). L'Anthropologie 118, 44-73, http://dx.doi.org/10.1016/j.anthro.2014.01.001

[15] Roberts, C.A., Pfister, L.A., Mays, S. 2009. Letter to the Editor: Was Tuberculosis present in Homo erectus in Turkey? American Journal of Physical Anthropology 139, 442-444.. http://dx.doi:10.1002/ajpa.21056

Remerciements

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Mise en ligne le 01/03/15