Il arrive que deux ouvrages, ici consacrés à l’art pariétal au sens large, aux images de la préhistoire, à leur genèse et à ce qui en a motivé la réalisation, reçus et lus à quelques semaines à peine d’intervalle, résonnent d’une façon singulière, se répondant à distance en croisant leurs apports et suscitant chez le lecteur des réflexions complémentaires, et ce malgré leurs propos et leurs formes bien distinctes. C’est ce qui s’est produit avec ces deux livres, « Le geste du regard » de Renaud Ego d’une part, et « Les Combarelles » de Michel Jullien d’autre part, au point d’en proposer, exercice inhabituel mais stimulant, une chronique croisée aux lecteurs d’Hominidés. Outre la couleur dominante de leur couverture, noir d’ébène élégant pour l’un et blanc immaculé pour l’autre, de nombreux points opposent en effet ces deux textes... mais en apparence seulement. Même si, précisons-le d’emblée, ils sont réunis par une qualité et un soin remarquables portés à l’écriture, qui rendent leur lecture particulièrement agréable et prenante, et une clarté dans l’exposé et l’enchainement des idées tout aussi bienvenue, au regard de la complexité de certains concepts abordés.
Pour Renaud Ego, très fin connaisseur de l’art préhistorique et qui avait déjà livré dans son « Animal voyant » une étude poussée du rôle et de la fonction des images, en particulier celles des San d’Afrique australe, comme moyen de nouer un contact avec le monde au point de se fondre avec la faune observée puis reproduite sur les parois, il s’agit, avec « Le geste du regard », d’approfondir encore cette exploration, de manière méthodique et rigoureuse. Qu’est-ce qui a pu sous-tendre la naissance des premières images tracées par les hommes (et les femmes !) au fond des cavernes préhistoriques ? Quel fut le processus mental et cognitif à l’œuvre lors de cette révolution culturelle qu’a constitué la naissance des premières figures ? C’est à cette question du « comment » que s’attelle l’auteur, plus qu’à celle du « pourquoi », c’est-à-dire les motivations de leurs auteurs au moment où ils les réalisèrent. Certes, les réponses apportées ne peuvent être définitives, et sont par nature invérifiables par l’expérience du fait de la disparition de ceux dont il est question, lointains chasseurs-cueilleurs parfaits connaisseurs de la faune paléolithique et tailleurs de pierres aux étonnantes et remarquables symétries... Pourtant, Renaud Ego convainc le lecteur, après l’avoir entraîné dans son cheminement de pensée sur les traces de la première figure. Il dévoile, au passage, un monde mental qui a pu être celui des Paléolithiques, leur immersion totale dans un univers de signes naturels et culturels interconnectés et régis par des règles d’interrelations complexes. Autant de signaux et de formes façonnant un environnement dynamique qu’Homo sapiens n’a eu de cesse, une fois son système nerveux parvenu à un certain degré de maturité, decapturer visuellement et manuellement, en cherchant tout d’abord à imiter certaines symétries naturelles dans les objets qu’il taillait et façonnait. Puis en capturant littéralement, au moyen de figures semblables à des lassos symboliques tracées par une main devenue œil acéré, les formes animales qui l’environnaient, les faisant ainsi accéder au monde infini des idées... et provoquant notre perplexité, des millénaires plus tard. Tel est, parmi d’autres apports de l’ouvrage, le secret de la création graphique humaine révélé par Renaud Ego, auquel on adhère bien volontiers. Même si, semblable aux mirages du désert, la clé de compréhension de l’apparition de la figure semble parfois s’éloigner, au moment même où on croit en avoir saisi la nature intime suggérée par l’auteur.
Bien différent est le chemin emprunté par Michel Jullien, écrivain passionné de montagne, pour nous conduire au fond des grottes ornées. Rêverie, échappée féconde et sensible tout autant que réflexion fine sur l’art pariétal, ses « Combarelles » n’ont pas l’ambition ou la prétention du traité, de l’explication définitive sur le sens caché des peintures et des gravures pariétales. L’auteur partage, avant tout, un regard profond et bienveillant posé sur les figures préhistoriques, au terme de descentes sous terre dont il relate bien le lot d’émotions, de saisissements et d’émerveillements. Ainsi, son évocation du renne finement sculpté au fond de sa grotte « fétiche », aux Eyzies-de-Tayac, qui a donné le titre à son ouvrage, animal comme agenouillé en train de boire dans une concavité naturelle formée par la roche, constitue à la fois un moment de littérature patiemment ciselé et une description remarquable de ce que constitue ce chef-d’œuvre bouleversant. C’est donc par petites touches sémantiques délicatement déposées sur les pages, à la façon d’un peintre pointilliste, que Michel Jullien dessine, à sa façon, les contours de ce qu’a pu être, pour les hommes de la préhistoire, l’activité inlassable de représenter des formes animales, entre autres, au fond des cavités sombres et inhospitalières. Il y parvient aussi en convoquant, parmi de nombreuses figures de la science et des arts, des noms importants et disparus de la recherche en préhistoire (l’abbé Breuil, André Leroi-Gourhan...), imaginant et traduisant subtilement leurs pensées plutôt que vulgarisant leurs connaissances. Dans son long, riche et sinueux voyage à travers l’art des grottes et ce qu’il tente de nous dire, l’auteur procède également par analogies, qui font mouche une fois passé le premier moment de surprise, voire d’incrédulité. Ainsi en est-il lorsqu’il compare, toutes proportions gardées bien-sûr, les images emprisonnées dans les cavités par nos ancêtres et à jamais indéchiffrables pour notre humanité contemporaine avec celles, enfermées il y a quarante ans dans les sondes spatiales Voyager, et censées de manière bien présomptueuse constituer un résumé graphique de notre vie sur terre à destination d’une très hypothétique intelligence artificielle capable de les analyser et les interpréter.
A d’autres moments, la métaphore se fait musicale, la succession des panneaux ornés rappelant la progression d’une composition en notes et silences, ou montagnarde (vécu de l’auteur oblige ?), chaque pénible descente sous terre se voyant comparée à un sommet vaincu. Le foisonnement d’idées et d’images qui se répand dans ces étonnantes « Combarelles » peut certes désarçonner, comme déroutent les figures pariétales elles-mêmes. Mais on peut les recevoir, aussi, comme autant de pièces disparates et précieuses d’un vaste puzzle épars, celui de l’art pariétal dans sa totalité, si divers dans le temps et dans l’espace, et dont l’image nous apparaît, grâce à des livres comme ceux de Renaud Ego et Michel Jullien, à la fois plus claire, mais surtout plus captivante et irrémédiablement envoûtante que jamais.
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