Sommaire Les animaux ont-ils une culture ?
Remerciements
Préface
Introduction
Partie 1. Des comportements troublants
Chapitre 1. Histoires de singes
Les macaques ouvrent le bal
Des chimpanzés bien outillés
Une lampée bien grouillante
Comment ouvrir une noix ?
Au lit avec les orangs-outans
Jusque chez les petits singes
Chapitre 2. Des ailes et des nageoires
On chasse de mère en fille
Et on chante, et on siffle
Le chant des baleines
Ca piaille aussi dans les branches
À vous clouer le bec
Chapitre 3. Cultures à six pattes
La danse des abeilles, tout un symbole
Suivez le guide !
Honni soit qui mal y danse
Mandibules tout terrain
De fil en cocon
À vue de phéromone
50 millions d’années avant nous…
De l’agriculture à la culture ?
La limite des insectes
Partie 2. Autour de la culture
Chapitre 4. L’étude scientifique du comportement animal
Dans la nature ou en captivité ?
Les deux mon capitaine !
Changer son comportement
Les mouches aussi !
Se chercher des poux, toute une technique !
Les chimpanzés copient sur le voisin
Chapitre 5. Problèmes de définitions
Batailles de spécialistes
Des critères comme s’il en pleuvait
De l’autre côté de la science
La culture, c’est l’homme
Entre les deux, la culture balance
Chapitre 6. La culture, une question de cerveau ?
Anatomie du cerveau
Frontal et préfrontal sont dans un cerveau
Le monde humain
Question de coefficient
Les piafs ont la grosse tête
Vingt mille neurones sous les mers
Partie 3. Une frontière artificielle
Chapitre 7. Vivre à deux, et plus si affinités
Miroir, mon beau miroir
Tout est prévu !
Les singes qui signent
Des profs chez les suricates
Suivez le guide !
Transmettre fait partie de la vie
Chapitre 8. La culture, phénomène naturel
Vivre, c’est communiquer
L’évolution, en bref
Génétique et culturel, même combat ?
La culture, stratégie rentable
La culture au péril de sa vie
Ni pour ni contre, bien au contraire
Partie 4. Cultures animales et cultures humaines
Chapitre 9. Culture or not culture ?
Hommes et fourmis dans le même panier ?
Ensemble ou rien
Taylorisation ? Peut-être même trop
La danse Canada Dry
Et chez les oiseaux, alors ?
Sans culture, une baleine n’est rien
Il y a singe et singe(s)
Même faire comme tout le monde, c’est pas simple !
Vers la culture humaine
Chapitre 10. La culture humaine
Des améliorations de taille
Esprit, es-tu là ?
Une palanquée de « mieux » et de « plus que »
La preuve par l’enfance
Le propre de la culture humaine
La culture par le langage
Et Dieu dans tout ça ?
Primitif, c’est vite dit !
CONCLUSION
Tout ce qu’il resterait à dire
À la recherche des comportements
Tout le monde à la même enseigne
Rapprocher, mais pas trop
Jouons avec les ani… mots
Bibliographie
Un extrait de l'ouvrage "Les animaux ont-ils une culture ? "
INTRODUCTION
La culture, c’est une affaire d’hommes. Nous, les Homo sapiens, les « hommes qui savent » et qui, par-dessus le marché, savent très bien qu’ils savent. La culture est à nous et à nous seuls. Les chimpanzés sont nos cousins, les dauphins sont d’une intelligence à faire pâlir toute une promotion de l’École polytechnique, les fourmis sont capables des prouesses les plus étonnantes. Sur ces questions, rien à redire. Les animaux ont-ils une certaine forme de langage, de pensée ou de conscience ? Pourquoi pas. Mais la culture, que diable, vous n’y pensez pas !
Voilà 150 ans au moins que les anthropologues, sociologues et autres ethnologues ont défini la culture comme un ensemble de croyances, de traditions, de règles sociales et de valeurs morales acquises par l’homme lorsqu’il devient membre d’une société. La culture, c’est même ce qui fonde toute société humaine – insistons sur humaine – en dehors de toute composante biologique, naturelle, bassement animale. Depuis 150 ans les faits n’ont guère évolué de ce côté de la science. En témoigne cet archéologue français, rencontré lors de la préparation de ce livre,
pour qui « la culture est un mode spécifiquement humain d’adaptation aux contraintes de l’environnement par des moyens non biologiques », et pour qui c’est justement l’apparition d’un mécanisme d’adaptation culturelle, radicalement différente d’une adaptation naturelle, qui
marque l’apparition de l’homme.
Difficile de faire plus clair. La culture a permis à nos ancêtres de s’extirper de la pure bestialité ; de se mettre d’accord sur le nom des dieux à prier ; de s’expliquer la meilleure façon de frapper deux cailloux pour en faire une lame de javelot sans se faire sauter un doigt au passage ; d’échanger des civilités et des femmes en négociant autrement qu’à coups de gourdins. Bref, il y eut un avant et un après la culture. Avant, seule existe la sauvagerie de la nature. Si l’intelligence se montre de temps en temps, il s’agit d’une intelligence sommaire, matérielle. Les singes manipulent quelques outils, mais ils n’ont pas inventé l’eau chaude ni le fil à couper les bananes. C’est là que tout se joue. C’est là que surgit la culture. C’est là que, oyez, oyez, dans l’horizon lumineux ouvert par ce bouleversement qui devait marquer à jamais le cours de l’Histoire de la Vie, l’homme est apparu. Pour la majorité des scientifiques, la culture est à nous et rien qu’à nous. Toute ressemblance avec un comportement animal existant ou ayant existé n’est que pure coïncidence, voire le signe d’une naïveté bon enfant, mode écolo doucereux. Allons, réveillez-vous, nous ne sommes tout de même pas des singes ! Vont-ils au cinéma, ces bestiaux-là ? Ont-ils seulement des règles précises pour décider dans quel clan ce jeune mâle ira chercher sa future femelle ? Non ? C’est bien ce que je disais. La culture, c’est l’homme. N’en parlons plus.
Le commun des mortels a-t-il un avis différent sur la question ? Il faudrait commander une étude aux instituts spécialisés. Au cours de mes discussions informelles avec des proches, j’ai glissé incognito un brouillon de sondage qui donne peut-être une tendance. À la question « d’après vous, les animaux ont-ils une culture ? », 45 % des personnes interrogées ont répondu « non », 45 % ont répondu « tout dépend ce qu’on entend par culture », et 10 % ont bredouillé des réponses du genre « on mange quoi ce soir ? » ou « tu as un lacet détaché, fais gaffe dans l’escalier », montrant combien ils étaient passionnés par le débat. Aucun, je dis bien aucun, au cours de l’année et demie de préparation de ce livre, ne m’a répondu par un « oui » franc et massif en pur chêne. Le commun des mortels a donc tendance à voter en faveur d’une culture entre les mains des seuls humains, ou au moins se débarrassent de la patate chaude en évoquant un problème de définition. Pourtant, quand on parle du langage, de la pensée rationnelle ou d’une forme de conscience, un « oui » concernant leur existence chez les animaux recueille davantage de suffrages. Pourquoi la culture résiste-t-elle ? Pourquoi s’acharne-t-on à la garder au fond de notre poche, bien calée sous notre orgueil ?
Quelqu’un va-t-il se lever pour affirmer que la culture est bel et bien présente chez les animaux, et qu’il serait temps de la regarder en face ? Oui. Et ils sont même plusieurs à le dire. Ce sont quelques poignées de scientifiques spécialistes du comportement animal. Pour beaucoup d’entre eux – pas tous, bien sûr, les choses ne sont jamais aussi simples – on trouve dans le monde animal de nombreux cas de culture, et même de cultures. Leur thématique scientifique, l’éthologie et l’écologie comportementale, est d’ailleurs en plein boum. Chaque jour des études révèlent des comportements étonnants, riches d’enseignements et soulevant toujours autant de questions qu’elles apportent des réponses. Et la plupart s’accordent à le confirmer : oui la culture animale existe.
Pour caractériser un comportement, on fait en général intervenir trois paramètres. D’abord, ce qui est déterminé génétiquement : un guépard est naturellement conçu pour ridiculiser tous nos records du 100 mètres, et une poule est naturellement dépourvue de dents. Ensuite, ce qui est directement influencé par l’environnement en dehors de tout apprentissage : une mouche vivant en Normandie se nourrit de pommes plutôt que de goyaves car les goyaviers sont rares entre Dieppe et Avranches. Au Cameroun, on observe évidemment le contraire. Enfin, le troisième paramètre concerne tout ce qui est appris, acquis lors d’une interaction avec l’environnement ou avec d’autres individus.
Cet apprentissage peut se faire à tâtons, par « essais et erreurs ». On goûte un fruit et si on ne rend pas tripes et boyaux au bout de quelques heures, c’est que le fruit doit être comestible. Il peut aussi se réaliser en observant les autres, en les imitant ou en se faisant offrir une démonstration. Comme un élève de 4e qui voit le théorème de Pythagore apparaître sous le crayon du professeur. Et c’est là, au milieu de ces comportements que les animaux se transmettent d’une façon ou d’une autre, que se niche la culture.
Pour les biologistes, elle peut se définir comme l’ensemble des comportements « traditionnels » d’une population qui ne dépendent ni de facteurs génétiques ni de facteurs environnementaux. Un comportement culturel est toujours transmis d’une génération à l’autre par une forme d’apprentissage social. Et n’allez pas croire que de telles situations sont rares. Ce livre est justement destiné à en dresser un tableau le plus complet possible, et les exemples ne manquent pas. Au cours d’une seule journée, le 19 mai 2009 exactement, on a appris que deux espèces d’oiseaux africains très proches, le barbion à gorge jaune (Pogoniulus subsulphureus) et le barbion à croupion jaune (Pogoniulus bilineatus) – on comprend vite comment distinguer les deux espèces – ont des chants très proches mais légèrement différents. Et cette
différence de « dialecte » aurait eu une influence sur la naissance des deux espèces à partir d’une même population originelle. Est-ce la modification du chant qui a entraîné la formation de deux espèces, ou l’inverse ? On ne sait pas. Mais on dirait bien que les oiseaux ont des dialectes. Comme l’homme.
Le même jour, on découvrait comment les fourmis d’Argentine (Linepithema humile) reconnaissent leurs morts pour mieux les évacuer et les regrouper hors du nid. Organisent-elles des cimetières ? Le mot est peut-être exagéré, d’autant qu’elles ne distinguent leurs cadavres qu’à l’odeur : une fourmi en pleine forme se parfume avec deux molécules odorantes, signes de son état « vivant » et absentes sur un corps mort. Ce dernier est donc facilement identifiable par les autres, qui s’empressent de l’éjecter. Les fourmis ont donc un comportement de fossoyeur. Comme l’homme.
Toujours le 19 mai, on nous révélait que l’obésité, problème culturel en expansion depuis qu’on nous encourage à manger gras et sucré tout en restant posés sur nos fesses une grande partie de la journée, trouverait une de ses origines dans les fondements les plus anciens de nos régimes alimentaires. Le singe atèle à tête noire (Ateles chamek), dont la lignée est pourtant très éloignée de la nôtre, mange avec le même objectif que nous : absorber une quantité régulière de protéines. Or cela n’est pas possible en permanence. C’est donc leur régime de sucres et de graisses qui s’adapte et qui est naturellement modulable pour compenser les inévitables variations dans l’apport quotidien en protéines. Les atèles sont faits pour consommer, si besoin, de grandes quantités de sucres et de graisses. Et le phénomène serait commun à beaucoup de primates. Voilà qui explique en partie notre aptitude à ingérer du gras et du sucré en proportions fluctuantes pouvant aller jusqu’au dramatique. Un problème culturel, l’obésité, trouve ainsi une de ses causes dans des habitudes culinaires presque innées.
Tout cela voudrait dire que (i) la culture existe chez les animaux ; (ii) que la considérer comme réservée à l’homme est avant tout une question de point de vue, voire de définition ; (iii) que des comportements très semblables aux nôtres existent dans le monde animal ; (iv) qu’à l’inverse, nos propres comportements culturels trouvent leur origine dans nos millions d’années d’Histoire. C’est l’ensemble de ces affirmations que nous allons explorer dans ce livre. Les points de vue des éthologues et des sociologues semblent inconciliables, et la culture ballottée d’un côté à l’autre d’une frontière qui n’existe peut-être même pas. Apparente opposition que nous allons essayer, non pas de résoudre – ce serait bien présomptueux – mais au moins de faire pivoter : au lieu de les mettre dos à dos, les placer face à face.
La première partie de ce livre est consacrée à un tour d’horizon des comportements animaux les plus significatifs lorsqu’on s’intéresse à la culture. Nous voyagerons parmi les singes, des capucins aux chimpanzés ; parmi les baleines et les dauphins, les corneilles et les oiseaux chanteurs ; parmi les abeilles et les fourmis. Au cours de la deuxième partie, nous explorerons le monde de la recherche en détail, et les problèmes de définition qui tournent autour de la culture. Immersion dans les labos de biologie, confrontation avec le point de vue des sciences humaines, puis introduction à un organe exceptionnel, au coeur de nos pensées les plus élaborées. Outil indispensable pour réfléchir, parler et s’empoigner avec son collègue de bureau au sujet de – exemple au hasard – la culture : je parle bien sûr du cerveau.
Dans la troisième partie, nous reviendrons justement sur cette question du « propre de l’homme ». Sommes-nous vraiment des êtres vivants uniques, avons-nous réellement quelque chose que les autres animaux n’ont pas ? Qu’ont trouvé ceux qui sont partis en quête de ce propre de l’homme ? Nous verrons que les pistes qui mènent vers lui sont semées d’embûches, et qu’il faut peut-être voir la culture non pas comme un processus apparu comme un lapin blanc d’un chapeau haut-de-forme, mais comme un processus qui s’inscrit dans les mécanismes de l’évolution. Enfin, dans la dernière partie, nous regarderons d’un oeil neuf les comportements rencontrés au cours de nos pérégrinations, pour tenter de cerner encore mieux ces mondes
animaux, tous différents du nôtre mais qui intègrent parfois, peutêtre, un peu de culture. Et pour terminer, le dernier chapitre sera consacré à ce monde humain si particulier, avec ses valeurs, ses règles, son langage et sa culture si uniques. Car on a beau dire, l’homme ce n’est pas non plus n’importe qui. Mais trêve de papotages. Venons-en aux faits...
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