Curiosité animale et humaine – 2e partie
Hypothèses quant à l’origine de la culture et du langage
Fabrice Garcia, docteur en philosophie.
Curiosité animale et humaine – 2e partie
De l’origine des cultures et du langage
La culture et le langage se sont développés lorsque la signification interne aux communications par signaux, a fait problème. Il fallait donner du sens à ce qui n’en avait plus naturellement, comme l’atteste la curiosité de certains animaux (les « phénomènes de curiosité » chez les corbeaux, rats, primates), signification qui n’est plus subordonnée à leurs besoins et instincts. Mais si la curiosité animale s’intéresse au sens des objets, la curiosité humaine porte sur la logique. Nous avons là une transition des mammifères supérieurs à l’homme, avec une mutation discontinue. Le langage et les sociétés humaines sont nés pour répondre au problème du sens qu’aucune logique naturelle (biotope, instinct, besoins) ne semble pouvoir fonder, et qui porte sur la logique elle-même, non sur les objets. C’est ce qu’il faut ici démontrer.
I – Curiosité humaine et animale
II – Hypothèses quant à l’origine de la culture et du langage
III – Derek Bickerton et Conclusion
II : hypothèse quant à l’origine de la culture et du langage
L’un des points à retenir de la discussion précédente est le suivant : il existe une disposition mentale naturelle, qui n’est pas le résultat de la culture, mais son origine. Cette curiosité pour une logique, et cette curiosité qui vise à répondre au sens d’une logique, est certainement ce qui motive l’apparition du langage. Il est vrai que la question de l’origine du langage est difficile, mais il ne faut pas avoir peur de s’y confronter. Il faut supposer que le langage se soit enraciné dans une curiosité intérieure, et ce, pour répondre au problème du sens, que la logique environnementale ne résout pas, ni celle des besoins et des instincts dont la curiosité s’affranchit. On peut tenter cette hypothèse en s’intéressant, cette fois-ci, à la remarque du philosophe biologiste Raymond Ruyer, qui a émis cette hypothèse. A notre connaissance, sa plus grande remarque est présente dans l’animal l’homme la fonction symbolique. Cet auteur remarque que le langage n’est certainement pas né du besoin de communication, ni du besoin de désigner ou de décrire des formes autour de nous (comme par exemple : ceci est un arbre, ceci est une pierre). En effet, les signaux suffisent à la communication. Mieux : dans le règne animal, la communication est d’autant plus efficace qu’il existe des signaux et non des signes. Ces communications sont diverses mais toujours efficaces (tactile, olfactive, gestuelle, affective). La naissance du langage ne peut s’enraciner dans un hypothétique besoin de communication, et elle ne peut pas non plus être motivée par la dénomination des formes : Ruyer remarque qu’on a beau apprendre par divers procédés le langage aux primates et aux chimpanzés, qui voient bien des objets, ces derniers utilisent toujours le langage selon une logique efficace de signaux ; c’est ce que prouve pour Ruyer remarque qu’on a beau apprendre, par divers procédés, le langage aux primates et aux chimpanzés, qui voient bien des objets, ces derniers utilisent pourtant, et toujours, le langage selon la logique efficace de signaux ; c’est ce que prouve pour Ruyer la logique des verbes d’action et des objets que savent utiliser ces anthropoïdes, et qui n’est en rien un langage mais un substitut de communication par signaux. Le gorille Koko et le chimpanzé Nim parlent avec des propositions qui sont les suivantes S’il-vous plaît-lait-s’il vous plaît-moi-aimer-boire-bouteille-pomme, ou telles que donner-orange-moi-donner-manger-donner-moi-manger-orange-donner-moi-toi (3). Ce pseudo-langage n’est pas l’amorce de notre langage, n’est pas un proto-langage, mais un relais, un substitut efficace de la communication par signaux. Les chimpanzés n’ont en fait rien appris, car ils font avec le langage ce qu’ils savent faire sans le langage : ils utilisent le langage comme un outil, qui se substitue à la logique de leur communication, mais qui en reprend le fonctionnement. C’est pourquoi leur utilisation du langage (ASL, etc.) reste au niveau de la demande (et les chimpanzés savent demander sans langage ASL). Mais alors, comment le langage a-t-il pu apparaître s’il n’est pas motivé pour coordonner des actions ou pour désigner des objets, vu que personne n’en éprouve le besoin, et vu l’efficacité des signaux ? La réponse de Ruyer est la suivante : pour que le langage apparaisse, il faut que le sens fasse problème, qu’une rupture dans le cercle de la communication se manifeste. Que le sens ne soit plus garanti. C’est dire alors que le langage ne peut commencer par se manifester dans un contexte de désignation et de coopération. Quand le problème du sens pour le sens surgit, va surgir alors le langage. Il ne s’agit pas de chercher à comprendre le phénomène du langage par la problématique de la désignation ou par la coopération, mais bien de s’interroger sur le problème du sens pour le sens, et qui motive l’origine du langage. Plusieurs conséquences en découlent :
– Le langage apparaît dès que l’enfant comprend que le sens peut faire problème. Cette genèse extraordinaire est le contre-pied de la genèse du langage envisagée par le philosophe Bergson, exposée dans la pensée et le mouvant quand celui-ci croit que le langage dépend de la coopération (La pensée et le mouvant, pp. 86-87). C’est justement ce qui le rend impossible, car la coopération est plus efficace par la communication par signaux dont la fonction est de coordonner. Si on poursuit la logique de Ruyer, il faut aller jusqu’à dire qu’il existe des raisons qui font que le sens fait problème. Le développement du langage ne peut être pensé en dehors du statut de la compréhension qui cherche la raison d’être de diverses choses, depuis justement la curiosité pour une logique. Celui qui s’intéresse à une logique, s’intéresse à la raison d’être des choses qui sont reliées entre-elles selon une logique. Dans un développement psycho-génétique, l’enfant peut se poser deux questions : la question « qu’est-ce que c’est », et la question « pourquoi », qui nous montre que le sens fait pour lui problème. Une proposition comme « ceci est une table », avant d’être simplement une dénomination, est une réponse à la question « qu’est-ce que c’est que cela »? On l’a vu, l’animal, pour Lorenz, est presque capable de se poser de telles questions. Mais l’homme recherche plutôt la raison qui fait que cet objet est là, tout seul, ou qui fait qu’il n’est pas là, etc. Et de cela, l’animal est incapable.
– Il y a problème du sens, parce que des raisons sont recherchées. Elles le sont à l’égard, aussi bien des objets, que des sujets. Quand on parle de raison et d’un problème du sens, on implique un contexte : celui de la justification, comme le prouvent les connecteurs logiques qui répondent au problème du sens, tels que « si alors », « donc », « par conséquent ». Les connecteurs logiques ainsi que l’implication commencent alors à répondre au problème du sens, à une logique, aux raisons. C’est pourquoi le langage ne cherche pas à désigner directement les objets de la perception et de l’environnement. La curiosité pour une logique implique celle des connecteurs : si cet objet est là, alors quelqu’un l’a certainement mis ; si cet objet n’est pas là, c’est donc qu’il a été enlevé. La curiosité animale implique certainement des connecteurs logiques au sein de sa logique par signaux, mais elle ne répond qu’au problème spécifié par l’espèce : si prédateur alors fuir, si prédateur s’approcher alors se cacher, etc. Il n’y a pas ici besoin des raisons, vu que le sens est toujours déjà spécifié. Ce qui montre qu’il existe de la pensée animale, mais spécifiée dans des situations prévues. Lorsqu’il s’agit de la curiosité chez l’animal, le contexte n’est plus biologiquement spécifié, avons-nous vu avec Lorenz. Mais cette logique est reliée à l’objet. Au contraire, on peut dire qu’avec l’homme, la logique n’est ni reliée à des besoins spécifiés, ni reliée à une curiosité pour l’objet : elle est recherche du sens et des raisons attribuées à une logique, que ni l’environnement naturel nous donne spontanément, ni notre patrimoine phylogénétique.
(3) cf. Marc Groenen, Leroi-Gourhan, Essence et contingence dans la destinée humaine, Bruxelles, De Boeck, 1996, p. 160.
I – Curiosité humaine et animale
II – Hypothèses quant à l’origine de la culture et du langage
III – Derek Bickerton et Conclusion
Bibliographie conseillée
L’envers du miroir Konrad Lorenz Paris, Flammarion, 1975 | Traité de psychologie générale, II le génie humain, ses oeuvres Maurices Pradines | L’aventure de l’esprit dans les espèces Maurices Pradines Paris, Flammarion, 1954 | L’animal l’homme la fonction symbolique Raymond Ruyer Paris, Flammarion,1964 | L’homme et l’animal, essai de psychologie comparée F.J.J. Buytendijck Paris, Gallimard, 1965 |