Les premiers agriculteurs
par Frédéric Belnet
Exploitées dès -23 000 ans en Israël (et peut-être dès -100 000 ans au Mozambique), les céréales sauvages offertes par la Nature sont une manne pour certains hommes du Paléolithique. Cultivées, ainsi que d’autres plantes nourricières, elles le deviennent encore bien plus pour ceux du Néolithique. Une histoire dont les débuts s’éclaircissent peu à peu grâce à de récents travaux.
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« L’agriculture (…) est incontestablement un progrès face aux incertitudes des chasseurs-collecteurs : c’est la maîtrise des ressources ! » dit Olivier Lemercier, préhistorien à l’Université de Bourgogne (Dijon). Cette pratique apparaît tout d’abord au Proche-Orient, berceau des Natoufiens (-12 à -10 000 ans environ, soit 10 à 8 000 av. J.-C.), des chasseurs-cueilleurs – déjà sédentaires – de la fin du Paléolithique, qui ramassent légumineuses et céréales sauvages, riches en nutriments, bien avant qu’on ne les cultive. Tracer l’émergence de l’agriculture constitue un défi important pour les archéologues.
Variétés domestiques : une « fausse piste » ?
L’équipe de George Willcox, paléobotaniste au CNRS, en étudiant des grains issus de plusieurs sites du Proche-Orient (le fameux « Croissant fertile »), confirme l’apparition des premières céréales domestiques vers -10 500 ans, au côté de formes sauvages persistant longtemps. Mais elle montre aussi, en cultivant expérimentalement, sur des années, de l’engrain (variété de blé sauvage du Proche-Orient), que les caractères domestiques de ce type de céréales – le maintien des grains sur l’épi à la place d’une dispersion au sol, notamment – n’apparaissent pas quasi-immédiatement, comme on le croyait, mais au contraire très progressivement. Dater les débuts de l’agriculture en datant, dans les vestiges archéologiques, l’apparition de ces grains mutants (induits peu à peu par la pression sélective de l’homme), est donc trop approximatif.
Le tout début
« En conséquence, une longue période d’agriculture avant la domestication devenait plausible », dit Willcox – parlant ici de domestication au sens de « création de variétés domestiques », décelable génétiquement ou morphologiquement. Et, de fait, certains sites archéologiques (notamment syriens), structurés comme des villages agricoles et situés en dehors de l’habitat naturel des céréales sauvages, ne livrent pourtant que des vestiges de ces dernières. Avec des grains suffisamment gros pour suggérer une croissance sur sol « amélioré » (artificiellement), mêlés à des restes de plantes dites adventices, des « mauvaises herbes » particulièrement abondantes sur les labours. Là, dans le même temps, les indices habituels de cueillette d’autres types de végétaux se font rares.
« Il n’y a pas de doute que les céréales sauvages ont été cultivées pendant au moins un millier d’années avant leur domestication, entre 11 500 et 10 500 avant le présent », déduit George Willcox, qui ajoute que d’autres équipes font le même constat dans d’autres pays de la région, notamment en Israël (où des figues remontent à 11 400 ans !), surtout pour des légumineuses (pois, lentilles…) : « dès 11 000 ans, on en trouve des quantités importantes, alors [même] que leurs habitats naturels se réduisent à des petites surfaces très dispersées ». Ces éléments « suggèrent fortement que l’agriculture était installée [là] il y a 11 300 ans et, peut-être, il y a 12 000 ans. (…) », conclut le chercheur.
Invention(s) et diffusion(s)
Plusieurs foyers d’agriculture voient probablement le jour à cette époque au Proche-Orient, s’élargissant assez rapidement : « ce n’est que vers 8 000 [avant J.-C.] qu’apparaissent les céréales morphologiquement domestiques. Mais lorsqu’elles apparaissent, elles sont déjà partout : au Levant, en Anatolie, dans le nord de l’Irak et l’ouest de l’Iran. Dans le millénaire suivant, on observe la diffusion des (…) blés (…) vers le moyen Euphrate et la Jordanie », remarque O. Lemercier. Une adoption assez rapide – mais progressive – des techniques agraires par les populations locales, donc.
Tel n’est pas le cas sur notre continent : « le Néolithique arrive tout constitué en Europe. Il s’agit d’un ‘pack’ dans la poche des colons [proche-orientaux] (…). L’agriculture fait partie de ce pack et (…) aucun indice d’agriculture antérieure à l’arrivée des colons n’a pu être observé en Europe. Ces colons néolithiques vont donc apporter avec eux leurs graines à semer dans de nouveaux champs », résume Lemercier. Une réalité attestée entre autres par des analyses ADN : en 2010, sur les occupants d’une sépulture de la culture dite rubanée d’Allemagne centrale (-7 à -8 000 ans); en 2011, sur ceux d’une grotte-sépulture de l’Aveyron (-5 à -6 000 ans); en 2012, sur une défunte du sud de la Suède (-5 000 ans). Toutes révèlent l’origine proche-orientale de la lignée génétique de ces individus.
Enfin, s’ils ne sont pas les premiers chronologiquement, d’autres hommes sont également des premiers agriculteurs, des pionniers, puisqu’en dehors du Croissant fertile (et un peu plus tard), l’agriculture est réellement « inventée » (puis diffusée) plusieurs fois, à des époques différentes, aux quatre coins du monde : en Amérique Centrale, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, en Chine, en Amérique du Sud, au Sahel, en Amérique du Nord…
Les raisons de cette innovation ?
Reste à se demander pourquoi ce « succès ». Si l’adoucissement du climat post-glaciations joue sans doute un rôle, il n’explique pas tout, estiment les archéologues. L’agriculture, moyen de subsister sur de nouveaux habitats où les plantes sauvages sont rares ? De nourrir une population sans la voir se morceler ? De développer de nouveaux rapports sociaux, comme le suggère l’archéologue français Jacques Cauvin ? Un peu de tout cela ? Débat d’experts… De ces activités agraires – gourmandes en eau – naîtront en tout cas les grandes civilisations des bords du Nil, du Tigre et de l’Euphrate, de l’Indus et du Fleuve Jaune.
Frédéric Belnet,
journaliste scientifique
Nos premières fois Nicolas Teyssandier Avec « Nos premières fois », le préhistorien Nicolas Teyssandier nous livre un inventaire très particulier, celui des premières fois de l’Humanité, « nos » premières fois culturelles, techniques, matérielles : le premier outil, bien sûr, mais aussi le premier couple, le premier bijou, le premier meurtre, le premier chat, le premier dieu ou encore le premier mot…Ces premières fois qui constituent notre mémoire collective prennent ici la forme d’un grand récit qui s’appuie sur les connaissances le s plus actuelles en préhistoire et en évolution humaine. En savoir plus sur Nos première fois |