Curiosité animale et humaine – 3e partie
Derek Bickerton
Fabrice Garcia, docteur en philosophie.
Curiosité animale et humaine – 3e partie
De l’origine des cultures et du langage
Résumé
La culture et le langage se sont développés lorsque la signification interne aux communications par signaux, a fait problème. Il fallait donner du sens à ce qui n’en avait plus naturellement, comme l’atteste la curiosité de certains animaux (les « phénomènes de curiosité » chez les corbeaux, rats, primates), signification qui n’est plus subordonnée à leurs besoins et instincts. Mais si la curiosité animale s’intéresse au sens des objets, la curiosité humaine porte sur la logique. Nous avons là une transition des mammifères supérieurs à l’homme, avec une mutation discontinue. Le langage et les sociétés humaines sont nés pour répondre au problème du sens qu’aucune logique naturelle (biotope, instinct, besoins) ne semble pouvoir fonder, et qui porte sur la logique elle-même, non sur les objets. C’est ce qu’il faut ici démontrer.
I – Curiosité humaine et animale
II – Hypothèses quant à l’origine de la culture et du langage
III – Derek Bickerton et Conclusion
III : Derek Bickerton ?
L’une des théories séduisantes sur l’origine du langage est celle de Derek Bickerton, dans Language and spécies (1990). Cet auteur envisage l’idée d’un proto-langage à l’origine du langage actuel et des cultures humaines. Bickerton a su utiliser des traces indirectes pour imaginer ce qu’a dû être le langage primitif. Dans son maître ouvrage, il propose quatre types de fossiles pour en interroger l’origine. D’abord, il se réfère au langage des signes appris par les grands singes. Ensuite, il s’intéresse au langage des enfants de moins de deux ans, ce dernier servant d’autre indicateur pour montrer la parenté des opérations de pensée avec celles des chimpanzés. Ensuite encore, Bickerton s’intéresse à la célèbre histoire de la jeune enfant des Etas-Unis, appelée « enfant-placard », qui a été séquestrée dans une pièce depuis sa naissance. Enfin, Bickerton s’intéresse aussi au pidgin, langue forgée par des populations de nationalités différentes, et qui se retrouvent ensemble pour communiquer. C’est en comparant ces autres types de langages élémentaires, que Bickerton se rend compte qu’ils possèdent des caractères communs. Ces caractères communs nous renseignant alors sur l’aspect que le langage a dû revêtir, à l’époque du genre Homo. Ces langages sont composés de mots concrets, tels que « arbre », « table », « marcher ». On reconnaît ici l’importance des formes et des verbes d’action. En outre, aucune grammaire n’est présente. La juxtaposition des mots suffit à donner sens. Pour dire qu’il veut un bonbon, un enfant peut dire « Niki vouloir bonbon », « bonbon veut Niki », etc.
Il ne s’agit pas d’un langage mais du proto-langage qui a dû être celui des anciens Homo, et qui se compose de l’ensemble des représentations qui permettent de décrire les choses : sous formes d’objets, de qualités et d’actions. Cette forme de proto-langage aurait été celle d’Homo erectus, et lui aurait permis de réaliser toute une série d’actions, ainsi que la coordination des activités. Or, étrangement, nous retrouvons là des éléments qui semblent justement ne pas pouvoir expliquer l’origine du langage. Et ce sont les raisonnements précédents qui nous le démontrent, si l’on sait montrer leur solidarité. 1° Si l’on en croit Lorenz, il faut bien chercher le propre des activités animales et humaines sans les référer aux besoins, comme le démontre la curiosité : c’est l’exemple du corbeau, et même du rat ou du primate chez cet auteur, qui en témoignent. En ce sens, il n’y a pas à penser la naissance du langage à partir de l’instinct et du besoin. Or, les énoncés du proto-langage de Bickerton ne font appellent en rien à la curiosité, et se réfèrent justement à ce qui forme l’objet d’un besoin : « toi prendre arme », « moi aller montagne » se réfèrent au besoin de nourriture, au besoin de chasser, etc. 2° Si l’on en croit Pradines, c’est la recherche d’une logique à expliquer selon des raisons qui doit servir de fondement au langage. Il ne s’agit pas d’une complexité à l’égard d’un langage animal plus simple, mais d’une vraie mutation discontinue : « si fumée liée au feu, alors feu produire fumée », « si X n’est pas là, alors peut-être lui pas aimer moi ». Des raisons interviennent ici dans le raisonnement, et qui portent sur les objets, les comportements, aucunement présents chez l’animal. 3° Le proto-langage, la coopération, rendent, d’après Ruyer qui critique Bergson, l’existence du langage impossible. En effet, le proto-langage n’a aucune raison de ne pas rester au stade où il en est, vu qu’il n’y a aucun sens qui fait problème dans sa logique. Il est tellement efficace, tellement transparent dans sa signification (comme les signaux dans une communication) qu’il n’a aucune raison de sortir de son fonctionnement pragmatique. Il n’a aucune raison de fonctionner autrement qu’il ne le fait. Du coup, on est tenté de montrer que les références de Bickerton peuvent se renverser : s’il est vrai que les enfants de moins de deux ans et les chimpanzés semblent avoir des mêmes attitudes, force est de constater pourtant que l’enfant de deux ans et demi subit une mutation véritable dans son questionnement et son rapport au monde (la question « pourquoi » par exemple, qui montre que l’enfant de cet âge cherche des raisons, s’intéresse à une logique, subit une mutation différente de la curiosité pour les objets, que le sens n’est plus donné). L’environnement fait donc problème pour lui. Et cette mutation ne peut se faire depuis la complexification d’un proto-langage subordonné à d’autres tâches, qui le rend en fait impossible. Ce proto-langage est en fait un pseudo-langage. Il ne s’agit plus, en effet, de réaliser toute une série d’actions et de coordonner des activités, comme le croit Bickerton, mais de découvrir justement le problème du sens (de la logique des activités et des actions). Alors, il y a bel et bien une raison d’être intrigué (le sens n’est plus donné) ; un intérêt pour une logique expliquant les comportements, la nature, les objets ; une curiosité pour ce qui explique les actions des autres, du moi, du monde et de la nature.
Conclusion
Malgré la multiplicité des hypothèses sur l’origine du langage, il est possible d’en ajouter une, construite autour de différentes réflexions d’auteurs qui ne se connaissent pas nécessairement : l’origine du langage est possible dès qu’il existe un problème au sein d’une communication par signaux : le sens n’est plus transparent, et l’on doit désormais rechercher une logique qui permette de répondre au problème de la signification. Et pour ce faire, il faut rechercher des raisons qui permettent d’expliquer, d’ordonner, de faire du sens, face à ce qui est retenu comme problématique. Cette absence de transparence du sens est le résultat d’une mutation mentale, et qui a son origine dans une curiosité pour une logique. L’aspect pragmatique des énoncés du proto-langage fonctionnent tellement bien, comme la logique des chimpanzés apprenant l’ASL, comme les communications par signaux dont elle semble un substitut, que, justement, il n’y a aucune raison d’en sortir. L’aspect théorique des énoncés qui portent sur les objets (ceci est une table, une orange, un arbre) ne peuvent motiver l’émergence du langage, car il n’y a aucune raison, justement, de considérer des objets qui ne font pas problème pour l’homme. S’il existe une curiosité, c’est qu’il existe justement un sens qui n’est plus aisément donné. Là où le sens est donné, il n’y a pas de curiosité. Et si ce sens n’est plus donné, c’est qu’il n’y a plus de besoin et d’instinct pour le fonder, et la curiosité émerge alors. Mais il n’y a plus de logique qui s’enracine dans l’instinct ou les besoins, pour nous fournir du sens. Et l’homme alors, a dû chercher du sens qui désormais, a fait problème pour lui, et face auquel il a dû répondre. Du coup, il a fallu qu’il développe des raisons qui ne lui étaient plus naturellement données. C’est pourquoi il a collaboré avec autrui pour donner des réponses à différents problèmes (environnement, répartition des tâches, comportements, mortalité, etc.). Ce qui est certainement aussi à l’origine de la culture humaine !
I – Curiosité humaine et animale
II – Hypothèses quant à l’origine de la culture et du langage
III – Derek Bickerton et Conclusion
Bibliographie conseillée
L’envers du miroir Konrad Lorenz Paris, Flammarion, 1975 | Traité de psychologie générale, II le génie humain, ses oeuvres Maurices Pradines | L’aventure de l’esprit dans les espèces Maurices Pradines Paris, Flammarion, 1954 | L’animal l’homme la fonction symbolique Raymond Ruyer Paris, Flammarion,1964 | L’homme et l’animal, essai de psychologie comparée F.J.J. Buytendijck Paris, Gallimard, 1965 |