De l’homme et de l’animal… Introduction, Mensonge et tromperie – 1ère partie
De l’homme et de l’animal : différences de degré, de nature ou d’orientation ?
Fabrice Garcia, Docteur en philosophie.
Introduction, Mensonge et tromperie – 1ère partie
Résumé
Si la frontière entre l’homme et les autres espèces semble de plus en plus incertaine aujourd’hui, en raison de nombreuses découvertes éthologiques et même primatologiques, force est d’entreprendre la relecture des faits proposés par ses disciplines, afin d’éclaircir la différence qui existe pourtant entre l’être humain et les animaux – et ce, grâce à une nouvelle hypothèse : l’espèce humaine en effet est la seule à élaborer des conceptions et des visions du monde. Sa différence avec les autres vivants (et leur rapport à la vie) est d’orientation et non de degré. Il s’agit alors de découvrir les signes qui prouvent l’existence de telles facultés en l’homme, et d’expliquer cette hypothèse de la différence d’orientation.
De l’homme et de l’animal : différences de degré, de nature ou d’orientation
I – Mensonge – Tromperie tactique
II – Le rire – La Famille
III – Les outils – Conclusion
INTRODUCTION
La question des différences entre l’homme et l’animal, revenue aujourd’hui sur le devant de la scène, n’est pas pour autant un sujet à la mode – puisqu’il n’y a guère de philosophie qui, depuis l’antiquité, n’ait cherché à apporter une réponse à cette question délicate. Elle redevient d’actualité dans la mesure où de nouveaux arguments, de nouveaux faits et de nouvelles disciplines semblent remettre en cause l’existence d’un propre de l’être humain, fragilisant alors une ligne de démarcation stricte entre lui et l’animalité. Autrement dit, plus aucun critère rigoureux ne semble exister pour distinguer l’humanité de l’animalité, leur différence n’étant tout au plus que de degré (ou de complexité) et non de nature. Il nous faut pourtant interroger cette belle assurance, ainsi que la légitimité de la problématique à partir de laquelle les recherches actuelles semblent analyser les similitudes ou divergences entre homme et animal. Partons tout d’abord des différences de degrés ou de nature : postuler des divergences de degrés implique alors qu’il n’y ait pas de stricte séparation (1) . Ce cadre méthodologique accepte alors la pertinence de cette alternative.. Or, la maladresse d’un tel principe se vérifie pour qui réalise que cette opposition est nécessairement relative et ne peut valoir de manière absolue : en effet, des différences de complexité peuvent produire des différences de nature. Ainsi, des changements dans la température ambiante entraînent des changements dans la température de l’eau, cette dernière pouvant alors se modifier en vapeur ou en glace (transformation de sa nature) ; de même encore, des différences de complexité croissante au sein du cerveau peuvent entraîner une mutation des lois qui régissent le fonctionnement général de certaines de ses régions – ce qu’a constaté à sa façon S. Jay Gould en travaillant sur l’allométrie, en écrivant ainsi : « la taille elle-même détermine, dans des proportions importantes, la fonction et la structure d’un objet. Le grand et le petit ne fonctionnent pas de la même manière. On appelle ‘allométrie’ l’étude des changements liés à l’augmentation de la taille […] il est possible que l’accroissement prononcé de la taille du cerveau chez l’homme ait eu des conséquences allométriques déterminantes, car les connexions neuroniques ont alors été suffisamment nombreuses pour transformer un outil inflexible et programmé avec rigidité en un organe souple […] Il est probable que la programmation du comportement n’est plus adaptative » (2) .
Or, il existe selon nous un critère extrêmement simple pour prouver la différence entre tous les hommes de toutes cultures sans exceptions, et le reste des espèces animales (qu’il s’agisse du pou ou du chimpanzé – notre cousin biologique). Ce critère permet à la fois de comprendre l’unité et la diversité des cultures humaines, en montrant qu’elles ne sont certes pas supérieures aux autres espèces, mais originales pour des raisons bien précises. Les êtres humains sont en effet les seuls à élaborer des conceptions, des manières de voir, ainsi que des points de vue (quel que soit l’objet qu’ils considèrent). Ce qui suppose leur capacité à créer non pas des objets ou des événements inédits, mais des logiques à partir desquelles inventer ou modifier des valeurs, des fonctions, des définitions, des usages ou des orientations d’activités antérieures. Cette différence entre l’homme et l’animal n’est pas de degré, elle est d’abord d’orientation – et le devient de nature. Nous comprendrons la raison de ce vocabulaire dans la conclusion. Il est possible de le démontrer en reprenant des exemples canoniques de l’éthologie et de la primatologie pour le prouver.
I – MENSONGE ET TROMPERIE TACTIQUE
Au début des années 80, l’éthologue Richard Byrne élabore le concept de « tromperie tactique » après avoir observé le comportement de différents chimpanzés : il remarque alors la présence d’une capacité à anticiper les actions des autres membres du groupe. Ainsi, un dominé ira en toute quiétude extirper un fruit hors de sa cachette s’il est capable de percevoir un expérimentateur cacher une banane, et de réaliser que le mâle dominant dans son périmètre ne peut accéder à cette information. Au bout de plusieurs épreuves répétées, R. Byrne constate que le dominant semble comprendre que le dominé possède des informations sur les endroits où se cachent les fruits. Il entreprend alors de le poursuivre afin de lui subtiliser sa récompense. Le subordonné, à son tour, réalise que le mâle qui lui est hiérarchiquement supérieur le suit pour lui subtiliser ses fruits. Mettant alors en place une stratégie pour réagir en conséquence, il amène ce mâle vers des endroits où se cachent des salades plutôt que des bananes, et s’éloigne ensuite vers le lieu où sont entreposée les mets qu’il apprécie. Une véritable « course aux armements », œuvre de l’intelligence machiavélique, se met en place entre les membres du groupe, puisqu’elle consiste à anticiper les actions de l’autre pour y réagir efficacement en vue de son propre intérêt. Dans un tel contexte, le développement de tromperies tactiques – que certains considèrent comme la preuve du mensonge chez ces espèces, se met activement en place (3) .
Rappelons toutefois que l’interprétation de tels faits est aujourd’hui modérée. Il n’est d’ailleurs pas certains que les chimpanzés mentent (4) . Si le mensonge implique la tromperie, l’inverse n’est pas nécessairement vrai. Par exemple, des joueurs de poker doivent à la fois cacher certaines de leurs informations aux autres joueurs, ainsi qu’émettre et donner des signes pour espérer les égarer dans leurs jugements (ainsi, l’anxiété d’un joueur serait le signe d’une mauvaise pioche – mais c’est précisément la stratégie adoptée par le joueur qui simule cet état). A aucun moment les joueurs ne se mentent : ils bluffent et trompent les autres par des informations qui les perturbent. Il est fort possible que les chimpanzés cherchent à détourner l’attention des autres en les égarant : ce qui n’implique pas la capacité de mentir, pas plus aussi qu’à dire la vérité – tout juste à bluffer. Mais admettons néanmoins la présence d’un mensonge tactique chez les chimpanzés communs. Il va de soi que ce mensonge ne les rapproche aucunement de l’être humain. En effet, les êtres humains inventent des conceptions du mensonge. Qu’il s’agisse des définitions du mensonge, de leurs objectifs, de leurs valeurs, de leurs définitions ou raisons d’être. L’enquête philosophique peut le prouver aisément : ainsi Jean-Jacques Rousseau montre-t-il dans sa quatrième rêverie du promeneur solitaire qu’il existe un mensonge pour tirer profit d’une situation (qu’il appelle « imposture »), une autre qui consiste à se dévaloriser soi-même afin de procurer un avantage à autrui ou le mettre en valeur (ce qu’il appelle « fraude »), ou encore pour simplement lui nuire gratuitement (la « calomnie »). Ainsi encore de Vladimir Jankélévitch qui distingue cinq grands registres du mentir qui ne sont pas synonymes : la dissimulation (cacher le vrai), l’altération (en modifier la nature), la déformation (grandir ou rapetisser le sens et la valeur des événements), la fabulation (création totale d’événements), l’antégorie (mensonge « per contrarium » : dire exactement l’inverse des événements
réels) (5) . On peut mentir à l’égard de la réalité, ou encore à l’égard de la vérité. Il ne s’agit pas d’une complexité plus grande entre les capacités des espèces qui peuvent mentir (supposons-le même si la question reste controversée), mais d’une différence d’orientation – puisque ces possibilités reposent sur des conceptions préalables qui n’existent absolument pas chez l’animal. Ainsi, la valeur du mensonge, son intérêt, sa place dans la société auront des significations diverses selon l’élaboration des conceptions qui sont données par les cultures et les individus.
Notes
- Ainsi, d’après John Locke, si l’homme et les autres espèces sont capables d’établir des comparaisons et compositions d’idées selon des niveaux de complexité différents, l’abstraction seule placerait une différence radicale entre l’être humain et les autres vivants. Voir Essai sur l’entendement humain, livre II, chapitre 11, §§3-11.
- Darwin et les grandes énigmes de la vie, réflexions sur l’histoire naturelle, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 276. Serge Moscovici affirme aussi : « le cerveau de l’homme n’est pas tant un cerveau plus grand qu’un cerveau différent. Depuis l’australopithèque, le nombre de cellules a augmenté de façon significative. Cette évolution ne s’est pas faite au hasard. Ainsi chez le singe la zone du cortex qui correspond à la main est à peu près de la même taille que celle qui correspond au pied. À partir de l’homo erectus, les zones de projection du pouce, de la main, se développent de manière prédominante. Les aires sensori-motrices destinées à recevoir les informations tactiles provenant des doigts, à commander leur flexion et leur extension, se spécialisent et entrent dans une combinaison originale. Quand une région du cortex prend de l’ampleur et se modifie, les régions voisines suivent le mouvement, rendant exploitables de nouveaux territoires neurophysiologiques », La société contre nature, Paris, Éditions du Seuil, 1994, p. 142.
- J. Proust, Comment L’esprit vient aux bêtes, Paris, Gallimard, 1997, pp. 120-127.
- Jacques Vauclair, l’intelligence de l’animal, Paris, Seuil 1992, p. 135.
- V. Jankélévitch, Traité des vertus, Paris, Bordas, 1949, p. 245.
Garcia Fabrice, docteur en philosophie.
Après avoir été enseignant-chercheur à l’Université Montpellier III (2000-2003), il a collaboré au CNRS (LIRMM) avec Jean Sallantin (2007), puis enseigné à l’Université du Bas Languedoc (Sète) de 2006 à 2010, ainsi qu’au lycée général durant la même période.
courriel : Philofabricegarcia@yahoo.fr
Site Web : http://taxidermie.00fr.com/
Un autre article de Fabrice Garcia sur Hominides.com : Curiosité animale et humaine