Chimpanzé religiosus
Chimpanzé religiosus
Albert Assaraf, docteur en histoire des mentalités antiques, étho-sociologue et informaticien.
Chimpanzé religiosus – aux origines des comportements religieux ?
Chimpanzé reliogiosus
Sommaire
Fascination du chimpanzé pour le « haut »
Chimpanzé et poids des « grognements »
Le sacré et le chimpanzé
Chimpanzé et prière
Chimpanzé et salut de soumission
Chimpanzé, don et potlatch
Chimpanzé et théorie de la rétribution
« Eux » et « Nous »
Conclusion
Entre le chimpanzé et l’homme, que de proximité. Proximité biologique : selon une récente étude de grande ampleur parue dans la revue Nature 1, environ 99 % de notre ADN coïncide avec celui du chimpanzé.
Proximité mentale. Nous savons aujourd’hui, grâce aux travaux de Beatrice et Allen Gardner (Washoe), de Ann Jammes et David Premack (Sarah) ou de Jane Goodall, que le chimpanzé a une réelle capacité de représentation. Qu’il sait fabriquer et utiliser des outils, se soigner avec des plantes, catégoriser les objets selon leur forme, leur couleur ; mettre en relation un signifiant arbitraire (exemple un triangle bleu) avec un signifié (exemple l’idée d’une « pomme »)…
Les Premack présentent à la femelle chimpanzé Sarah « des queues, des pépins… ». Sarah pourra, sans grande difficulté, identifier les fruits correspondants 2. Ce qui suppose une aptitude à recomposer le tout à partir de la partie (synecdoque).
Washoe, une femelle chimpanzé à qui les Gardner ont appris 132 signes issus du langage gestuel des sourds-muets (ameslan), produira d’elle-même le signe fleur pour désigner une source odorante (métonymie)3.
Goodall cite le cas d’une femelle chimpanzé qui appela un Alka-Seltzer « boisson écoute 4 ». Encore une métonymie : écoute pour désigner le bruit produit par le comprimé effervescent.
Il n’est pas jusqu’à la métaphore que l’esprit du chimpanzé ne sache opérer. Comme nommer un concombre « banane verte 5 ». Une métaphore corrigée complexe de la même veine que « roseau pensant » pour désigner l’homme (Pascal) ou « mamelle de cristal » pour désigner une carafe (André Breton)6.
« Banane verte » suppose non seulement que l’esprit du chimpanzé parvient à rapprocher la forme d’une banane de la forme d’un concombre, mais qu’il réussit, encore, à isoler une qualité du concombre (ici, la couleur verte).
Pour rappel, tous les symboles humains, aussi complexes soient-ils, découlent d’une combinatoire synecdoque/métonymie/métaphore.
Au reste, grâce aux travaux de Roger Fouts, nous savons qu’un chimpanzé sait faire des phrases complètes en langage gestuel avec sujet, verbe, complément, et les transmettre à sa progéniture ; dessiner, peindre. Fouts montre que Washoe sait même donner de jolis titres à ses tableaux comme « Rouge chaud électrique »7…
Cela dit, de méta-langage, point (ou très peu) ; point de signes traitant d’autres signes (une règle de grammaire, un schéma …). Le chimpanzé semble dépourvu de cette prédisposition que nous avons d’accompagner chacune de nos réponses d’une nouvelle question d’un niveau d’abstraction supérieur. Et ce jusqu’à atteindre une cause première : Dieu pour le monde, l’atome (l’élément indivisible) pour la matière, le temps des origines pour le groupe, Adam ou Toumaï pour la lignée humaine…
Extrême proximité, donc, à la fois biologique, et, à quelques nuances près, mentale, entre nous et le chimpanzé. Mais quid d’une proximité religieuse ? Fascination pour le haut, recours à la médiation d’une entité supérieure, sacralisation, prière, prosternement, don, rétribution, renforcement d’une clôture mentale séparant le « nous » et le « eux »… ; ces ingrédients universels qui entrent dans la composition de toute religion, sont-ce une caractéristique exclusive de l’homme ou les trouve-t-on déjà en germe dans la vie sociale du chimpanzé ? Y a-t-il là encore continuité ou rupture entre nos deux espèces ? En bref, existe-t-il un chimpanzé religiosus préfigurant homo religiosus ?
Fascination du chimpanzé pour le « haut »
Plusieurs observations de primatologues sur le terrain font valoir combien la « verticalité » frappe l’imaginaire du chimpanzé. Frans de Waal :
[…] la fourrure de Yeroen [le mâle dominant] était en permanence légèrement hérissée, même lorsqu’il ne paradait pas. Cette habitude de faire paraître son corps plus grand et plus lourd qu’il ne l’est réellement est une caractéristique du mâle alpha, ainsi que nous l’avons constaté plus tard lorsque d’autres individus tinrent ce rôle. Le fait d’être en position de dominance donne au mâle un physique impressionnant […] 8.
Même constat chez Goodall : pour manifester son pouvoir, l’Alpha se doit de « paraître plus grand […] qu’il ne l’est en fait 9 ».
Lorsque Luit essaya de détrôner Yeroen pour la première fois, raconte de Waal, « les deux mâles s’approchèrent l’un de l’autre en paradant et en se faisant les plus grands possibles jusqu’à se retrouver face à face, solidement campés sur leurs deux jambes 10 ». Comme si les deux chimpanzés s’efforçaient de formuler au moyen de leur taille respective : « Tu dis que tu es le plus grand ; eh bien, moi, je dis que je suis bien plus grand que toi ! »
Le jour même où Yeroen perdit le pouvoir, souligne de Waal, « la différence de taille entre lui et Luit semblait s’être subitement évanouie 11 ».
Autre détail important. Les chimpanzés installent leur nid jusqu’à vingt mètres de haut au-dessus des arbres. Est-ce uniquement pour se dérober aux griffes des prédateurs que les chimpanzés construisent leur gîte si loin du sol ?
Comment ne pas rapprocher ces phénomènes de ceux que nous observons chez homo religiosus ? Aussitôt né Bouddha se serait exclamé en rugissant comme un lion : « Je suis le plus haut du monde 12. » Dieu est très souvent qualifié de ‘elyon, de Très-Haut, dans la Bible. Une ziqqurat permettait à la fois d’assouvir la fascination pour le haut du Babylonien que son besoin inné de côtoyer la cause première. « La ziqqurat, écrit Eliade, était à proprement parler une Montagne cosmique : les sept étages figuraient les sept cieux planétaires, en les gravissant, le prêtre parvenait au sommet de l’Univers 13. »
Un raffinement symbolique dont sont dépourvus nos gratte-ciel, qui ne retiennent de la hauteur que son aspect archaïque et brutal : marquer la puissance.
Chimpanzé et poids des « grognements »
Observons de plus près cette règle pragmatique qui régit notre vie en société. Lorsqu’un supérieur hiérarchique donne un ordre à un subalterne, l’ordre est généralement suivi d’effet 14. L’inverse, en revanche, n’est pas vrai : si un subalterne donne un ordre à un supérieur, non seulement cet ordre n’a aucune valeur coercitive, mais l’émetteur subalterne risque, qui plus est, de graves ennuis (exclusion du groupe, mitard, camisole de force…).
Plus un émetteur sera en « haut » par rapport à un récepteur, plus sa parole aura de poids et d’effet. L’intensité d’une parole est donc intimement liée à l’écart de position séparant un locuteur A d’un auditeur B.
Du coup s’éclaire la manœuvre d’un roi Hammurabi qui dit avoir reçu son code directement de « Anu le Très-Haut, roi de tous les dieux, et [d’]Enlil, dieu du ciel et de la terre ». Par-delà la véracité des propos d’Hammurabi, sur un plan strictement pragmatique cet énoncé n’a qu’un but : produire une parole d’une intensité phénoménale en l’attribuant à des instances dotées d’une position phénoménale (le roi de tous les dieux, le créateur du ciel et de la terre).
Un chimpanzé, parce que dénué de l’idée de cause première, n’a tout simplement pas les moyens intellectuels d’instrumentaliser des instances aussi élevées, pour autant la règle pragmatique selon laquelle la force d’une parole dépend de la position de celui qui l’émet, lui est tout à fait familière.
Par une chaude journée, observe Frans de Waal, deux mères, Jimmie et Tepel, sont assises à l’ombre d’un chêne pendant que leurs deux enfants jouent dans le sable, à leurs pieds (mimiques de jeu, luttes, jets de sable). Entre les deux mères, Mama, la plus âgée des femelles, dort étendue. Soudain, les deux petits se mettent à crier, se frappent et se tirent les poils. Jimmie les réprimande en poussant un faible grognement menaçant tandis que Tepel, inquiète change de place. Les enfants continuent à se disputer et Tepel finit par réveiller Mama en lui donnant des coups répétés dans les côtes. Lorsque Mama se lève, Tepel lui désigne les deux petits qui se disputent. Mama, menaçante, fait un pas en avant et des mouvements de bras, elle aboie fortement, et aussitôt les enfants s’arrêtent. Mama se recouche alors et continue sa sieste 15.
Jimmie, l’une des mères, pousse un « grognement menaçant » pour que les enfants cessent de se disputer, mais rien n’y fait. Mama, une femelle de haut rang, aboie, et aussitôt les enfants d’arrêter. Le « poids » des grognements de Mama est donc supérieur à ceux de Jimmie.
Il n’est pas exagéré de dire que Tepel sollicite, ici, la médiation de Mama pour l’exceptionnelle « qualité » de ses grognements, au même titre que homo religiosus sollicite la médiation d’un saint, d’un esprit ou d’un ange pour l’exceptionnelle qualité de leurs intercessions auprès des instances célestes. Différence, ici, de degré et non de nature.
Autre exemple. Les chimpanzés, remarque Frans de Waal, attachent peu d’importance aux cris d’alarme émis par les jeunes, en revanche « une alarme donnée par un mâle adulte ou une femelle de haut rang provoque une réaction instantanée 16 ».
Qu’est-ce à dire sinon que – exactement comme pour une parole humaine – plus un grognement vient de « haut », plus il augmente ses « conditions de félicité », plus il a de force ? Une force qui, dans le cas du chimpanzé compte tenu de son incapacité à envisager les causes premières, n’excédera jamais, sur une échelle graduée de 1 à 10, la barre des 7 (ex. le grognement émis par un mâle alpha). Tandis que l’homme, grâce à ses exceptionnelles facultés cognitives, saura produire des paroles d’une magnitude maximale en instrumentalisant – le plus souvent de façon irresponsable – le signe le plus ligaro-actif qui soit parce qu’évoquant l’origine de toute chose, le signe de force 10 : Dieux 17.
Le sacré et le chimpanzé
Un objet sacré suscite à la fois crainte et vénération ; attire en raison de ses vertus bénéfiques et dans le même temps requiert que l’on se tienne à distance du fait de son exceptionnelle position. Ces deux forces relationnelles contradictoires (position maximale + conjonction maximale) qui irradient de l’objet sacré finissent par produire des effets paradoxaux. Les cendres de la vache rousse biblique, par exemple, aux propriétés éminemment purificatrices rendent pourtant impur le prêtre qui préside à leur préparation (Nombres 19). En réalité ce qui souille ici le prêtre c’est sa promiscuité avec un objet aussi « haut ». En manipulant de trop près les cendres sacrées, le prêtre commet de facto un crime de lèse majesté. Un crime qui le rend impur, quand bien même les cendres, une fois isolées à l’intérieur d’une enveloppe protectrice, auront par la suite le pouvoir de purifier le peuple.
Le sacré, « on ne peut l’approcher qu’en prenant certaines précautions 18 », faute de quoi l’on risque d’être puni. On ne peut non plus y fixer son regard sans encourir de graves sanctions. Lever les yeux sur Pharaon, est inimaginable pour un Egyptien. Moïse se voile aussitôt la face dès lors qu’il comprend que Dieu lui parle du milieu du buisson ardent (Exode 3, 6). Aucun homme ne peut voir Yahvé « et vivre » (Exode 33,20).
Or ces deux commandements qui se dégagent de l’objet sacré : 1) Tu ne me toucheras point directement, 2) Tu baisseras les yeux en ma présence, se dégagent aussi du mâle alpha ou d’une femelle de haut rang. Roger Fouts : « Chez les chimpanzés, le respect pour l’autorité se manifeste par l’évitement du regard autant que par l’évitement du contact 19. »
Preuve s’il en est de l’origine éminemment relationnelle du sacré, mais aussi de la continuité entre nos deux espèces. Le chimpanzé, comme l’homme, se prédisposent à classer les objets du monde selon une échelle de force verticale – excepté, certes, de faire monter le « curseur » jusqu’à 10 (Dieu).
Mais il y a davantage. Même l’idée de tabou n’est pas étrangère au chimpanzé. « Il a fallu attendre Jane Goodall, en 1970 20 », comme l’explique Boris Cyrulnik, pour réaliser que l’interdit de l’inceste est avant tout un commandement de la Nature avant d’être celui des Ecritures (Lévitique 18).
Chimpanzé et prière
Contrairement à ordonner, prier consiste à étaler de façon ostentatoire sa docilité, son infériorité, dans le but de susciter de la compassion. X, ici, fait don de sa position pour qu’en retour Y accorde (ou ne retire pas) son attachement.
Or ce troc relationnel à l’origine de bien des comportements religieux, est monnaie courante parmi les chimpanzés.
Yeroen est un mâle alpha dont le règne touche à sa fin. Son trône est sérieusement menacé par son puissant rival, Luit. Le seul espoir de Yeroen reste le soutien des femelles. Pour ce faire, raconte de Waal :
Yeroen courait en glapissant vers les femelles, se jetait sur le sol à quelques mètres d’elles et leur tendait les deux mains. Ce n’était pas un geste de prière mais un geste de supplication, les adjurant de le soutenir 21.
Yeroen se jette sur le sol, tend les deux mains, supplie, adjure… Quoi de plus religiosus ?
Même jeu d’ostentatoire abaissement de soi dans le but d’obtenir une récompense chez Melissa, une femelle chimpanzé dont Jane Goodall a observé le comportement.
Melissa, écrit Goodall, quand elle demandait quelque chose à un mâle, avançait sa main à plusieurs reprises, le caressait gentiment et, si cette méthode ne réussissait point, elle pouvait se mettre à pleurnicher, voire hurler comme un enfant en colère. De même que les autres femelles, elle pouvait prolonger longtemps ses supplications, si bien qu’elle finissait souvent par recevoir un bout de banane ou de carton, ou ce dont elle avait envie 22.
Chimpanzé et soumission
Autre pratique – consécutive à l’échafaudage imaginaire « moins de position
implique plus de récompense » – que nous partageons avec le chimpanzé : le salut de soumission.
S’il semble exister, écrit de Waal, un lien entre la taille physique et le rang social, cette impression est renforcée par l’existence d’un comportement spécifique qui est l’indicateur le plus fiable de l’ordre social, et ce à la fois en milieu naturel et à Arnhem : il s’agit du salut de soumission. Un « salut », à proprement parler, n’est qu’une série de grognements courts et haletants habituellement désignés sous les termes de pant-grunting ou de « ho-ho rapides ». Pendant qu’il émet de tels sons, le subordonné prend une attitude qui lui fait lever les yeux vers l’individu qu’il salue. Dans la plupart des cas, il fait une série de profondes révérences qui sont répétées à un rythme très rapide et qui, de ce fait, deviennent une série de courbettes que l’on nomme bobbing. Parfois ceux qui viennent saluer apportent des objets (une feuille, un bâton), tendent la main à leur supérieur ou lui baisent les pieds, la poitrine ou le cou. Le chimpanzé dominant réagit à ce « salut » en se grandissant au maximum et en hérissant le poil. Cela donne un contraste marqué entre les deux individus, même s’ils sont de taille égale. L’un rampe pratiquement dans la poussière, l’autre reçoit le « salut » royalement 23.
Ce jeu relationnel qui consiste pour le subordonné à s’abaisser au maximum dans le but d’accroître le contraste entre sa propre « hauteur » et la « hauteur » du dominant, on le retrouve quasiment à chaque page de la Bible. La prosternation face contre terre restera effective, au sein du judaïsme ancien, jusqu’à l’époque de la destruction du temple de Jérusalem par les Romains (70) : « Lorsque les Israélites venaient à Jérusalem pour les fêtes », raconte le Talmud, « ils se tenaient en foules compactes [dans le Temple], et pourtant ils avaient assez d’espace pour se prosterner et pour demeurer à une distance de onze coudées derrière le Propitiatoire 24 ». Cette pratique sera toutefois définitivement abolie par le judaïsme rabbinique et le christianisme naissant après la catastrophe de 70.
Goodall observe, par ailleurs, qu’au moment du salut de soumission le subordonné vient « coller sa bouche contre la cuisse de l’Alpha 25 ». La Bible raconte qu’Abraham fit prêter sermon à son serviteur en lui disant : « Mets ta main sous ma cuisse » (Genèse 24,2-3). Réminiscence d’une pratique héritée d’un lointain ancêtre humanoïde commun à l’homme et au chimpanzé ?
Chimpanzé, don et potlatch
Nous avons vu que le salut de soumission s’accompagnait d’un don : « Parfois ceux qui viennent saluer apportent des objets (une feuille, un bâton), tendent la main à leur supérieur ou lui baisent les pieds, la poitrine ou le cou. »
Le chimpanzé se dessaisi ici volontairement d’un objet (probablement précieux) qu’il offre à son Alpha pour s’attirer ses faveurs ou pour éviter son courroux. N’est-ce pas là une sorte de « sacrifice propitiatoire », littéralement ce qui rend « propice » ? Ou encore un korban, en hébreu « ce qui rapproche » ?
Pour les Romains, le sacrifice avait aussi pour vertu d’offrir un « surcroît de force » à la divinité. Les dieux seraient comme « grandis » grâce à l’offrande sacrificielle :
« Janus Père, en te présentant ce gâteau je t’adresse bonnes prières, pour que tu sois bienveillant et propice à moi et à mes enfants, à ma maison et à mes gens, accru que tu es (mactus) par cette pâtisserie 26 ».
Que le salut de soumission soit suivi d’un don n’est donc pas un hasard, dans la mesure où ces deux actes ont identiquement pour propriété d’accroître le contraste (ou l’écart positionnel) entre le dominé et le dominant.
Don-sacrifice à ne pas confondre avec le don-potlatch : dans un cas un présent est offert en témoignage de soumission ; dans l’autre, le don a pour but de marquer richesse et puissance. Le don-potlatch ou la solidarité-potlatch servent moins à venir en aide qu’à éblouir, qu’à obtenir l’appui des subordonnés. Là encore, parfait continuum entre nos deux espèces :
Or, après avoir obtenu le pouvoir, il [Yeroen] devint solidaire des plus faibles : auparavant, il défendait les plus faibles dans seulement 35% des cas alors que ce chiffre atteignait 69 % après son ascension sociale ; le contraste entre les deux chiffres reflète le changement spectaculaire de son attitude. Un an plus tard, ce chiffre avait encore augmenté, atteignant 87 % 27.
Idem :
Leur pouvoir de contrôle repose sur le don. Ils [les Alpha] offrent protection à celui qui est menacé et, en retour, ils reçoivent soutien et respect 28.
Chimpanzé et théorie de la rétribution
La théorie de la rétribution repose sur l’échafaudage imaginaire : « obéissance = récompense (ou conjonction), désobéissance = punition (ou disjonction) ». Echafaudage aux effets foudroyants, principal vecteur de la mentalité fanatique. Car si obéissance = récompense, alors forcément plus d’obéissance = plus de récompense, et moins d’obéissance = plus de punition.
Ce mini-programme que l’on retrouve à chaque page de la plupart des Ecritures, est aussi très prisé par les chimpanzés. Figan, écrit Goodall, au lendemain de sa conquête du pouvoir
sautait de branche en branche, secouait la végétation, cassait d’épaisses branches et, pour faire bonne mesure, il rouait de coups un subalterne malchanceux. La confusion assourdissante était totale. A la fin d’une telle manifestation, le nouvel Alpha s’asseyait par terre, le pelage hérissé, et, avec l’allure superbe d’un grand chef de tribu, attendait de recevoir les marques de respect de ses subordonnés 29.
Que fait Figan en rouant de « coups un subalterne malchanceux », sinon annoncer la couleur ? Sinon avertir à l’avance que toute désobéissance sera à l’avenir accompagnée de sévisses corporelles, d’amertumes et de malédictions… ?
Mike, un autre Alpha, accueille une femelle qui se présente humblement à lui par un « mouvement caressant » que Goodall interprète comme suit : « J’accepte ton respect ; je ne t’attaquerai pas pour l’instant 30 ». Que fait ici Mike, sinon opérer un « renforcement positif 31 » de l’obéissance ? Mike, en agissant de la sorte, conditionne l’esprit de sa subordonnée de façon à ce que soumission soit corrélé avec caresse (stimuli appétitif), et désobéissance avec douleur (stimuli aversif).
En clair, bénédiction si on obéi aux commandements de l’Alpha, malédiction si on lui désobéi.
« Eux » et « Nous »
Claude Lévi-Strauss comme Mircea Eliade, en dépit de leurs profondes divergences méthodologiques, s’accordent à dire que l’une des caractéristiques des sociétés traditionnelles réside dans le discrédit permanent du « dehors ». Un « dehors » le plus souvent composé de mauvais, de méchants, de singes de terre, d’œufs de pou… 32. Ici, seul l’Intérieur mérite le titre de « Monde », tandis que l’Extérieur sera assimilé à « un espace étranger, chaotique, peuplé de larves » et de démons 33.
Cette présentation sous un jour très négatif du hors groupe, on le sait aujourd’hui, relève moins du racisme que de la stratégie. En rendant le « eux » aussi effrayant et abject que possible, l’instinct naturel d’opposition des membres de la collectivité finit par se focaliser sur le monde extérieur 34. Du coup, le « nous » se soude et se renforce conformément à la loi du lien : plus il y a rupture (disjonction) vis-à-vis de l’extérieur, plus forte est l’adhésion (conjonction) vis-à-vis du « dedans ».
Là encore, que de similitudes entre nos deux espèces. Rien ne manque au tableau : instrumentalisation de la haine du « dehors » en vue de souder le groupe ; recours machiavélique de l’Alpha à la guerre contre les « eux » aux fins de préserver un pouvoir chancelant ; batailles sanglantes ; cannibalisme.
Souvent quand je me réveillais dans la nuit, écrit Goodall, d’affreuses images envahissaient mon esprit – […] le vieux Rudolf, d’habitude si gentil, se mettant debout pour jeter une pierre de deux kilos sur le corps allongé de Godi ; Jomeo arrachant un morceau de chair de la cuisse de Dé ; Figan chargeant et frappant sans relâche le corps tremblant de Goliath […] ; et, peut-être pire que tout le reste, Passion savourant la chair du petit de Gilka, la bouche maculée de sang comme un monstrueux vampire 35.
Autre preuve patente de l’« humanité » des chimpanzés. Une femelle se retrouve par mégarde avec son enfant en territoire ennemi. Elle est aussitôt prise en chasse par une horde de mâles. Cernée de toute part, elle répond aux menaces par des grognements de soumission, et tente de caresser l’un des mâles en signe de fraternité. C’est alors que, phénomène inouï, le mâle, comme l’explique de Waal, « s’écarta instantanément, ramassa une poignée de feuilles et frotta vigoureusement sa fourrure là où elle l’avait touché. Ensuite, la femelle fut encerclée et attaquée ; son enfant fut saisi et tué 36 ».
Ce geste qui consiste à se frotter vigoureusement avec une poignée de feuilles à l’endroit même où eut lieu le contact indésirable, était-ce un rite de purification ? Un moyen d’effacer une souillure ? Un acte pour dénier toute « chimpanzéité » à la femelle, rendant ainsi possible son meurtre avec la culpabilité en moins.
Il ressort des observations de Goodall en milieu naturel que les fréquentes batailles rangées auxquelles se livrent les différentes communautés de chimpanzés s’accompagnent le plus souvent de scènes de fraternisation entre l’Alpha et les plus redoutables de ses rivaux 37. Est-ce pour cette raison que l’Alpha prolonge ses expéditions guerrières jusqu’à l’anéantissement totale du groupe d’en face ? Ces « génocides » inter-chimpanzés sont-ce une manœuvre délibérée d’un mâle dominant en perte de vitesse pour neutraliser ses concurrents ? Tout porte à le croire.
Conclusion
Au même titre que le pardon – dont on pense aujourd’hui qu’il a « probablement plus de trente millions d’années 38 » – il ressort de notre étude que la plupart des comportements religieux plongent leurs racines dans un passé tout aussi lointain.
Fascination pour le haut, recours à la médiation d’instances « supérieures », sacralisation de l’Alpha (évitement du regard et du contact), interdit de l’inceste, recours à la prière pour obtenir l’objet convoité, proskynèse, don, partage, potlatch, théorie de la rétribution, instrumentalisation du ressentiment contre le hors groupe aux fins de cimenter le « nous »… Tout y est, plus qu’en gestation.
Tout se passe donc comme si homo religiosus était le fruit d’un mixage explosif entre deux besoins innés : le besoin d’attachement (commun à tous les mammifères) et le besoin de la cause première (une spécificité humaine).
Notes
1 « Initial sequence of the chimpanzee genome and comparison with the human genome », Nature, 437, 2005, pp. 69-87.
2 Ann Jammes Premack et David Premack, L’esprit de Sarah, Paris, Fayard, 1984, p. 204.
3 Beatrice T. Gardner and R. Allen Gardner, « Communication with a young chimpanzee: Washoe’s vocabulary », in Modèles animaux du comportement humain, Colloques internationaux du C.N.R.S., Paris, Editions du C.N.R.S., 198, déc. 1970, pp. 241-260.
4 Jane Goodall, La vie chimpanzé, Paris, Stock, 1992, p. 43.
5 Idem., p. 43
6 Cf. Groupe µ, Rhétorique générale, Paris, Seuil, 1982, pp. 109-110.
7 Roger Fouts, L’école des chimpanzés, Paris, Jean-Claude Lattès, 1998, p. 273.
8 Frans de Waal, La politique du chimpanzé, Paris, Odile Jacob, collection « Opus », 1995, pp. 88-89.
9 Jane Goodall, La vie chimpanzé, op. cit., p. 73.
10 Frans de Waal, La politique du chimpanzé, op. cit., p. 123.
11 Ibid., p. 93.
12 Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, Paris, Payot, 1984, tome II, § 147.
13 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1957, p. 41.
14 Cf. à ce propos François Récanati, Les énoncés performatifs, Paris, Minuit, 1981, p. 191.
15 Frans de Waal, La politique du chimpanzé, op. cit., p. 50.
16 Ibid., p. 75.
17 Cf. Albert Assaraf « Le sacré, une force quantifiable ? », Médium, 7, 2006.
18 Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1964, § 6, pp. 26-29.
19 Roger Fouts, L’école des chimpanzés, op. cit., 1998, p. 172.
20 Boris Cyrulnik, Sous le signe du lien, Paris, Hachette, 1989, p. 238.
21 Frans de Waal, La politique du chimpanzé, op. cit., p. 111.
22 Jane Van Lawick-Goodall, Les chimpanzés et moi, Paris, Stock, 1971, p. 177.
23 Frans de Waal, La politique du chimpanzé, op. cit., p. 89.
24 Talmud de Babylone, Traité Yoma 21a. Cf. Aggadoth du Talmud de Babylone, Lagrasse, Verdier, coll. « Les Dix Paroles », 1982, p. 343.
25 Jane Goodall, La vie chimpanzé, op. cit., p. 89.
26 Caton, Agriculture, 134. Cité par Jean Bayet, La religion romaine, Paris, Payot, 1969, pp. 130-134.
27 Frans de Waal, La politique du chimpanzé, op. cit., pp. 133-134.
28 Ibid., p. 216.
29 Jane Goodall, La vie chimpanzé, op. cit., p. 88.
30 Ibid., p. 168.
31 Cf. Pierre Karli, L’homme agressif, Paris, Odile Jacob, 1987, pp. 125-133.
32 Claude Lévi-Straus, Race et histoire, Paris, Gonthier, 1961, pp. 20-21.
33 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 32.
34 Cf. à ce propos, Lewis A. Coser, Les fonctions du conflit social, Paris, PUF, 1982, p. 65.
35 Cf. Jane Goodall, « Guerre », in La vie chimpanzé, Paris, Stock, pp. 166.
36 Frans de Waal, De la réconciliation chez les primates, Paris, Flammarion, 1992, p. 100.
37 Cf. Jane Goodall, « Guerre », in La vie chimpanzé, Paris, Stock, pp. 150-169.
38 Frans de Waal, De la réconciliation chez les primates, op. cit., p. 336.
Albert Assaraf
Albert Assaraf est docteur en histoire des mentalités antiques, étho-sociologue et informaticien ; auteur de L’hérétique : Elicha ben Abouya ou l’autre absolu, Paris, Balland, 1991, et de plusieurs articles portant sur la dimension relationnelle du langage, des croyances et des idées religieuses.
L’envers du miroir Konrad Lorenz Paris, Flammarion, 1975 | Traité de psychologie générale, II le génie humain, ses oeuvres Maurices Pradines | L’aventure de l’esprit dans les espèces Maurices Pradines Paris, Flammarion, 1954 | L’animal l’homme la fonction symbolique Raymond Ruyer Paris, Flammarion,1964 | L’homme et l’animal, essai de psychologie comparée F.J.J. Buytendijck Paris, Gallimard, 1965 |