Jules Verne préhistorien
par Pascal SemonsutDocteur en histoire
En 1864, Jules Verne publie dans la collection Hetzel Voyage au centre de la Terre. Ce roman, le deuxième d’une longue série de Voyages dans les Mondes connus et inconnus connaît cinq rééditions au XIXe siècle, cinquante-huit au XXe siècle (dont seize pour les seules années 1990) et quatorze dans la première décennie du troisième millénaire. C’est peu dire que les aventures du Professeur Otto Lidenbrock, de son neveu Axel et de leur guide Bjelke dans les entrailles de notre planète ont bercé des générations entières. D’autant que le cinéma va seconder la littérature avec plusieurs longs métrages dont celui, au titre éponyme, d’Henry Levin, sorti en 1959, avec James Mason dans le rôle du savant intrépide. Levin se doute-t-il que la sortie de son film coïncide avec le centenaire de la reconnaissance officielle de la Préhistoire en France ? On peut en douter. Il n’empêche : la coïncidence est heureuse, car si Verne est romancier, il est tout autant vulgarisateur des connaissances de son temps et, dans ce cas précis, de celles des préhistoriens.
Lorsque nos trois héros entament leur périple souterrain, nous sommes au mois de juin 1863, quatre ans après les prises de position très officielles de deux des plus grands savants de leur temps en faveur de la haute antiquité de l’Homme : Charles Lyell, le Britannique, et le Français Albert Gaudry. Boucher de Perthes, le père de la préhistoire, achève la rédaction du troisième tome des Antiquités celtiques et antédiluviennes, son œuvre maîtresse. La Préhistoire, longtemps refusée par le monde savant, reçoit enfin les honneurs académiques… et littéraires, tant le Voyage au centre de la Terre, dans ses chapitres trente-sept à trente-neuf, peut être considéré comme une défense et illustration de l’Homme quaternaire.
Après avoir côtoyé les rives de l’océan intérieur qu’ils viennent de traverser, Lidenbrock et ses compagnons s’aventurent à l’intérieur des terres découvrant une plaine d’ossements :
« On eût dit un cimetière immense, où les générations de vingt siècles confondaient leur éternelle poussière […] Là, sur trois milles carrés, peut-être, s’accumulait toute l’histoire de la viens animale, à peine écrite dans les terrains trop récents du monde habité […] Nos pieds écrasaient avec un bruit sec les restes de ces animaux anté-historiques, et ces fossiles dont les muséums des grandes cités se disputent les rares et intéressants débris. L’existence de mille Cuvier n’aurait pas suffi à recomposer les squelettes des êtres organiques couchés dans ce magnifique ossuaire […] Mais ce fut un bien autre émerveillement, quand, courant à travers cette poussière organique, [Lidenbrock] saisit un crâne dénudé, et s’écria d’une voix frémissante :
Axel ! Axel ! une tête humaine !
– Une tête humaine ! mon oncle, répondis-je, non moins stupéfait.
– Oui, neveu ! Ah ! M. Milne-Edwards ! Ah ! M. de Quatrefages ! que n’êtes-vous là où je suis, moi, Otto Lidenbrock ! »
Lidenbrock a, sous ses yeux, la preuve indiscutable de la contemporanéité de notre espèce avec la faune antédiluvienne, « anté-historique ». Pour Verne, le doute n’est pas permis l’Homme plonge ses racines dans les temps préhistoriques. À cet instant de la narration, le romancier s’efface devant le vulgarisateur. Comme l’écrit Hetzel lui-même dans l’avertissement qui ouvre les Voyages et aventures du capitaine Hatteras : « Ce qu’on promet si souvent, ce qu’on donne si rarement, l’instruction qui amuse, l’amusement qui instruit, M. Verne le prodigue sans compter dans chacune des pages de ses émouvants récits » . C’est effectivement « sans compter » que Verne, fidèle à son habitude – certains diraient : esclave de son défaut- se lance alors sur deux pages dans un exposé des dernières découvertes de la toute jeune archéologie préhistorique, s’adressant directement et presque personnellement à ses lecteurs :
« Pour comprendre cette évocation faite par mon oncle à ces illustres savants français, il faut savoir qu’un fait d’une haute importance en paléontologie s’était produit quelque temps avant notre départ.
Le 28 mars 1863, des terrassiers fouillant sous la direction de M. Boucher de Perthes les carrières de Moulin-Quignon, près d’Abbeville, dans le département de la Somme, en France, trouvèrent une mâchoire humaine à quatorze pieds au-dessous de la superficie du sol (voir à gauche). C’était le premier fossile de cette espèce ramené à la lumière du grand jour. Près de lui se rencontrèrent des haches de pierre et des silex taillés, colorés et revêtus par le temps d’une patine uniforme. […] Plusieurs savants de l’Institut français, entre autres MM. Milne-Edwards et de Quatrefages prirent l’affaire à cœur, démontrèrent l’incontestable authenticité de l’ossement en question, et se firent les plus ardents défenseurs de ce procès de la mâchoire […] L’authenticité d’un fossile humain de l’époque quaternaire semblait donc incontestablement démontrée et admise » .
Tout est absolument exact dans cette relation de l’affaire de la mâchoire de Moulin-Quignon. Elle commence lorsque Boucher de Perthes promet une forte récompense à celui qui trouvera des fragments de squelette humain associés à des restes d’industrie préhistorique. La découverte ne se fait pas attendre et elle a lieu le jour indiqué par Verne. Armand de Quatrefages, alors âgé de 53 ans, professeur d’anthropologie au Muséum National d’Histoire Naturelle, se déclare convaincu. Une polémique s’engage avec Hugh Falconer, paléontologue britannique (55 ans), qui suspecte une supercherie. Pour trancher le débat, une commission scientifique franco-anglaise est mise sur pied, présidée par le physiologiste, membre de l’Académie des Sciences, Henri Milne-Edwards (63 ans). Le 18 mai 1863, six jours avant que ne débute l’aventure du professeur Lidenbrock, cette commission reconnaît l’authenticité de la découverte. « Désormais, l’antiquité de l’homme ne fait plus de doutes » .
Verne ne se contente pas d’informer ses lecteurs des affirmations de la science, il se fait aussi l’écho des débats qui la traverse. Plus, il prend parti. L’un de ces débats porte sur l’homme tertiaire. Il débute en 1863 lorsque le géologue Desnoyers présente à l’Académie des Sciences des ossements de rhinocéros fossile découverts dans des terrains tertiaires et portant des incisions qu’il attribue à l’Homme. Il n’emporte pas l’adhésion du monde savant, mais celle de Verne :
« Et ce n’était pas tout. Des débris nouveaux exhumés du terrain tertiaire pliocène avaient permis à des savants plus audacieux encore d’assigner une plus haute antiquité à la race humaine. Ces débris, il est vrai, n’étaient point des ossements de l’homme, mais seulement des objets de son industrie […] striés régulièrement, sculptés pour ainsi dire, et qui portaient la marque d’un travail humain. Ainsi, d’un bond, l’homme remontait l’échelle des temps d’un grand nombre de siècles ; […] il avait cent mille ans d’existence […] » .
Pour Verne, il n’est pas de doute possible : notre espèce est bien d’origine tertiaire. Le romancier, en rompant avec la prudence scientifique, fait ainsi prendre à ses lecteurs des décennies d’avance sur le monde savant. Privilège de l’artiste, il leur propose même une description, non pas du squelette, mais du corps dans son intégrité physique :
« il se trouva en présence, on peut dire face à face, avec un des spécimens de l’homme quaternaire. C’était un corps humain absolument reconnaissable […] ce cadavre, la peau tendue et parcheminée, les membres encore moelleux, les dents intactes, la chevelure abondante, les ongles des mains et des orteils d’une grandeur effrayante, se montrait à nos yeux tel qu’il avait vécu […] Il n’a pas six pieds de long, et nous sommes loin des prétendus géants. Quant à la race à laquelle il appartient, elle est incontestablement caucasique. C’est la race blanche, c’est la nôtre ! » .
La description est plus que sommaire : Verne pourtant habitué à l’accumulation de détails est ici bien sobre. Car aller plus loin serait aller trop loin par rapport aux connaissances scientifiques. Comme toujours, les ardeurs du romancier sont bridées par la prudence du vulgarisateur. Solliciter la science jusqu’à son point ultime, certes, mais ne jamais la dépasser : entre amusement et instruction, l’alpha et l’oméga de l’œuvre vernienne, il semblerait bien que la seconde prime sur le premier. Mais si Verne se montre prudent sur les détails, il est catégorique sur l’origine du cadavre : il est de « race blanche ». Cocorico ! Comme par hasard, ce spécimen -relevé par Lidenbrock, comme si seule la station debout était digne de notre espèce- est notre ancêtre non seulement temporel mais également géographique. Comme les Européens dominent la science, comme les Européens dominent le monde, colonialisme oblige, un Européen marche en tête de cette cohorte d’hommes préhistoriques en poussière.
Verne a mené son lecteur d’un crâne à un cadavre miraculeusement conservé. D’abord des os, puis la peau, reste le souffle. Dans cette marche à rebours de la marche de la vie, il est logique d’assister à la renaissance de l’homme préhistorique :
« […] je voyais des formes immenses s’agiter sous les arbres ! En effet, c’étaient des animaux gigantesques, tout un troupeau de mastodontes, non plus fossiles, mais vivants,[…] appuyé au tronc d’un kauris énorme, un être humain, un Protée de ces contrées souterraines, un nouveau fils de Neptune, gardait cet innombrable troupeau de mastodontes ! […] Ce n’était plus l’être fossile dont nous avions relevé le cadavre dans l’ossuaire, c’était un géant capable de commander à ces monstres. Sa taille dépassait douze pieds. Sa tête, grosse comme la tête d’un buffle, disparaissait dans les broussailles d’une chevelure inculte. On eût dit une véritable crinière, semblable à celle de l’éléphant des premiers âges. Il brandissait de la main une branche énorme, digne houlette de ce berger antédiluvien » .
Verne n’en dit pas plus. Ses personnages, effrayés « à la vue de ce redoutable ennemi » , prennent la fuite. Il est vrai qu’un tel être a de quoi effrayer, tant par sa taille que par sa proximité avec l’animal. Sa tête est comparée à celle d’un buffle et sa chevelure à la crinière des éléphants primitifs. Heureusement, la « houlette » qu’il tient dans la main établit son humanité. On rejoint là l’un des paradigmes de l’archéologie préhistorique : c’est l’outil qui fait l’Homme. C’est lui qui fixe sans la moindre discussion possible la frontière entre l’humain et l’animal. Mais ici l’image est brouillée car porteuse de deux messages antagonistes : ce géant est, par son physique, animal, mais, par sa technologie, homme. Le premier des premiers hommes ne peut être qu’un mélange encore grossier d’humanité et d’animalité. Encore une fois, Verne précède la science, annonçant l’anthropopithèque de Gabriel de Mortillet et le pithécanthrope d’Eugène Dubois.
Sont-ce les personnages qui sont effrayés ou Verne lui-même par la témérité de son geste, celui d’avoir ramené à la vie ce qui n’est plus que poussière, geste qui l’assimile aux dieux ? Toujours est-il que cette rencontre n’est que fugace et ne dure pas plus de quelques lignes. D’ailleurs,
« maintenant que j’y songe tranquillement, […], maintenant que des mois se sont écoulés depuis cette étrange et surnaturelle rencontre, que penser, que croire ? Non ! c’est impossible ! Nos sens ont été abusés, nos yeux n’ont pas vu ce qu’ils voyaient ! Nulle créature humaine n’existe dans ce monde subterrestre […] J’aime mieux admettre l’existence de quelque animal dont la structure se rapproche de la structure humaine, de quelque singe des premières époques géologiques […] » .
Que faut-il en penser ? Qui est « je » ? Est-ce Axel ou Verne lui-même ? Est-ce Axel ou son créateur qui n’arrive pas à croire à l’existence d’un tel être ? Est-ce le vulgarisateur qui regrette d’avoir laissé le romancier aller trop loin avec cette histoire de géant ? Il n’empêche : cet épisode se clôt sur la possible parenté de l’Homme et du singe. Sept ans avant la parution en Angleterre de The descent of man and Selection in Relation in Sex d’un certain Charles Darwin, le fils de Nantes apporte encore une fois la démonstration de son aphorisme le plus célèbre :« Tout ce qu’un homme est capable d’imaginer, d’autres hommes sont capables de le réaliser ».
Pascal Semonsut
Docteur en histoire
J. Verne, Voyage au centre de la Terre, Presses Pocket, Coll. Lire et voir les classiques, 1991, pp. 255-257. Toutes les citations sont tirées de cette édition.
p. 328.
pp. 257-258.
N. Richard, Inventer la préhistoire, Vuibert-ADAPT, 2008, p. 86.
p. 258.
p. 259 et p. 262.
pp. 266-267.
p. 267.pp. 268-269.
Les liens présentés dans cette page sont choisis par Hominides.com
Du même auteur, Pascal Semonsut | Le passé du fantasme La représentation de la préhistoire en France dans la seconde moitié du XXe siècle, éditions Errance, 2013. Pascal Semonsut présente les représentations de la préhistoire depuis les années 50. On pourrait penser naturellement que cette science n’évolue pas beaucoup du fait qu’elle étudie des objets et des faits qui datent de plusieurs dizaines de milliers d’années… Pascal Semonsut nous démontre le contraire ! Le cinéma, les livres scolaires, les films, les bandes dessinées et bien sur la télévision présentent la préhistoire de manières différentes selon l’époque, le contexte politique. Chacun a sa propre vision de la préhistoire. Avec cet ouvrage on découvre pourquoi et comment cette vision s’est construite ! En savoir plus sur Le passé du fantasme |
Lire également d’autres articles de Pascal Semonsut :
La Préhistoire sous le signe de l’ambiguïté
Les préhistoriens réels et imaginaires de la deuxième moitié du XXème siècle
La Préhistoire sur grand écran
Annaud et Malaterre, deux réalisateurs en préhistoire
La représentation du feu à la préhistoire
Le soleil, des morts et des pierres
De Rosny à Jean Auel : les écrivains de Préhistoire dans la seconde moitié du XXe
Les romans préhistoriques
Et la femme de Cro-Magnon ?
De Tounga à Vo’Hounâ. Un demi-siècle de BD préhistorique
L’étrange destinée de l’abbé Breuil
Jean Clottes, un archéologue dans le siècle
La guerre du feu
Jules Verne et la préhistoire
Néandertal la légende
Le néolithique vu par les historiens
Préhistoire, un monde de violence
L’étonnant destin de la frise de l’évolution