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La Dame de Brassempouy (Landes)
Bilan des données archéologiques
Aurélien Simonet
Icône de l’art mobilier paléolithique, figure tutélaire et joyau du musée d’Archéologie nationale, la « figurine à la capuche » ou « Dame de Brassempouy » provient de l’entrée de la grotte du Pape, cavité modeste du département des Landes (40). Elle représente l’un des chefs-d’œuvre paléolithiques de la salle Piette du musée d’Archéologie nationale à Saint-Germain-en-Laye (figure 1). Près de 130 ans après sa découverte en 1894 par Édouard Piette et Joseph de Laporterie, les études scientifiques particulièrement nombreuses depuis une vingtaine d’années offrent une bonne contextualisation de cette petite sculpture.
Présentation du site archéologique de Brassempouy
Le site archéologique de Brassempouy est situé à 3 kilomètres environ du village, au sud du département des Landes. Il est constitué de quatre cavités qui communiquent entre elles et forment un véritable réseau : la grotte du Pape, l’abri Dubalen, la galerie du Mégacéros et la grotte des Hyènes. La grotte du Pape (figure 2), du nom de la métairie voisine, est la première cavité découverte en 1880 suite à l’exploitation de carrières. C’est également la plus célèbre d’entre elles grâce à la découverte de la « Dame de Brassempouy ». Elle a été classée au titre des monuments historiques par arrêté du 13 août 1980. La totalité des autres cavités a été classée au titre des monuments historiques par arrêté du 6 mai 2015. Depuis le 8 avril 2023 le site archéologique de Brassempouy est accessible au public, uniquement à la réservation et en visite guidée depuis le PréhistoSite de Brassempouy (Simonet, 2022).
Découverte de la Dame de Brassempouy
La grotte du Pape fut fouillée en 1880-1881 par Pierre-Eudoxe Dubalen, entre 1890 et 1892 par Albert Léon-Dufour et Joseph de Laporterie puis entre 1894 et 1897 par Édouard Piette et Joseph de Laporterie (figure 3). Le 19 septembre 1892, la destruction d’une partie des couches archéologiques de l’entrée de la grotte du Pape lors d’une excursion scientifique de l’Association française pour l’Avancement des Sciences (A.F.A.S.) déclencha une controverse particulièrement virulente entre les préhistoriens présents au moment des faits qui marqua l’histoire de la discipline.
Lors de ces premières explorations, 10 statuettes en ivoire de mammouth ont été découvertes entre 1892 et 1896 dont la Dame de Brassempouy en 1894 (Schwab, 2008 ; Simonet, 2012, 2021 ; Simonet dir., 2015).
Les 10 statuettes en ivoire de Brassempouy
Au total, ce sont 10 statuettes en ivoire de mammouth qui ont été découvertes à Brassempouy. Celle dite « Le torse », découverte en 1896, est la plus grande avec 9,4 centimètres de hauteur. La Dame de Brassempouy est la plus petite avec ses 3,6 centimètres de hauteur (tableau 1). Trois d’entre elles sont incontestablement féminines : la « poire », le « manche de poignard » et le « torse ». La Dame de Brassempouy est très probablement féminine car, comme nous le verrons plus loin, seules des statuettes féminines ont la tête ornée sur l’ensemble de l’Eurasie. Les statuettes restantes, c’est-à-dire la majorité, sont de sexe indéterminé : la « figurine à la ceinture », « l’ébauche », la « figurine à la pèlerine », la « fillette », le « fragment sculpté » et le « fragment de statuette ». Les corps sont trop schématiques et/ou partiels pour être sexués (Duhard, 1993).
Localisation
Édouard Piette et Joseph de Laporterie ont publié des données précises sur la localisation de la Dame de Brassempouy. Celle-ci a été trouvée du côté gauche de l’Avenue (figure 4). Les deux savants précisent que le côté gauche d’une grotte est celui que l’on a à sa gauche en sortant. Plus précisément, elle a été découverte à 2,4 mètres du porche d’entrée de la grotte, à 3,5 mètres de profondeur et 0,4 mètre au-dessous d’un foyer à la base de la couche E (Piette et Laporterie, 1994, p. 641).
La collection Piette
Édouard Piette est un pionnier de la préhistoire qui a fouillé plusieurs sites préhistoriques des Pyrénées (Gourdan, Lortet, Espalungue, Mas-d’Azil, Brassempouy) du début des années 1870 à la fin des années 1890. Ses recherches ont été menées de manière particulièrement rigoureuse pour l’époque et ont permis de constituer une collection méticuleusement classée par couche et, de manière secondaire, par site. Donnée à l’Etat en 1904, la collection Piette est accessible au public depuis 2008 dans une salle du château royal de Saint-Germain-en-Laye qui abrite le musée d’Archéologie nationale. Dans le respect des volontés de Piette, la salle est présentée dans son état original, permettant ainsi de découvrir un « musée du musée ». Ses vitrines anciennes présentent une accumulation impressionnante d’objets, sur des fonds de tissu rouge, dans des griffes de laiton doré, avec de belles étiquettes manuscrites (figure 5). Elle forme la collection d’art préhistorique la plus prestigieuse au monde, avec environ 10 000 pièces dont 300 œuvres d’art mobilier figuratif (Delporte, 1987 ; Schwab, 2008).
Description de la Dame de Brassempouy
La Dame à la capuche, découverte par Édouard Piette et Joseph de Laporterie, représente un visage de femme sculpté en ivoire de mammouth qui mesure seulement 3,6 cm de hauteur pour une largeur de 2 centimètres et une épaisseur de 2,2 centimètres (figure 6). Cette tête n’est pas un fragment de statuette féminine représentant un corps entier mais bien une œuvre intacte comme le montre la présence de traces de burin sur la base du cou. Le visage est de forme subtriangulaire, constitué de l’imbrication d’un cercle et d’un triangle. La bouche, les oreilles et les yeux ne sont pas représentés, excepté la pupille de l’œil droit indiquée par une légère perforation. L’expression du regard prend forme par le jeu d’ombre provoqué par le relief du front, des arcades sourcilières et du nez. Un quadrillage formé d’incisions perpendiculaires orne le sommet et l’arrière de la tête et retombe de part et d’autre du cou. Sa signification demeure énigmatique et il peut être interprété comme la représentation de tresses, d’une chevelure bouclée, d’un voile ou d’une résille (Simonet, 2021). Une grâce féminine est subtilement produite par cette stylisation reliant un cou mince et allongé à un visage géométrique.
Coloration
Conservation
La sculpture comporte une fissure importante sur toute la hauteur de l’hémiface droite, depuis la chevelure jusqu’au-dessous du menton. Elle a peut-être été occasionnée par la variation d’humidité provoquée par l’extraction de la statuette des sédiments. Dans son illustre monographie de 1907 « L’art pendant l’âge du renne », Piette précise que « l’ivoire de cette tête est d’une conservation parfaite, due à la présence d’un foyer, dont la base en argile compacte, formait comme un toit au-dessus d’elle et la préservait contre les infiltrations directes des pluies » (Piette, 1907, planche LXX). En revanche, la fissure n’est ni mentionnée ni représentée sur les chromolithographies ce qui démontre son caractère récent, compte tenu de la rigueur descriptive de Piette qui aurait évoqué cette fissure si celle-ci était présente au moment de la découverte. L’ivoire étant une matière très sensible aux variations de températures et, surtout, de taux d’humidité, la Dame de Brassempouy est une œuvre particulièrement fragile dont la conservation fait l’objet d’une haute surveillance. Entre 2017 et 2019, trois campagnes de numérisation en 3D de la Dame de Brassempouy réalisées à des saisons différentes (hiver, été et automne) ont permis d’évaluer l’évolution de la fissure. Il s’est avéré que les changements micro-volumétriques de la matière selon les variations hygrométriques et thermiques sont minimes et que la Dame montre une stabilité rassurante (Schwab, Mélard, Catro, 2021).
Coloration
Les observations microscopiques de Philippe Walter ont montré la présence de quelques stries très fines colorées en rouge sous le menton et au-dessus du sourcil droit. « Dans les cheveux, aucune trace n’est visible en dehors de quelques restes de sédiment marron, ce qui prouve que les traces de coloration rouge ne sont pas dues au séjour de la tête dans le sédiment » (Walter, 1995, p. 265). D’après Philippe Walter, ces vestiges de couleur seraient plutôt d’origine technique (polissage) et non intentionnelle (figure 7).
L’acquisition de l’ivoire de mammouth
L’analyse technologique de l’ivoire de Brassempouy réalisée récemment par Catherine Schwab et Carole Vercoutère permet de constater la coexistence d’indices de travail de l’ivoire encore relativement homogène (frais) et de l’ivoire déjà altéré (Schwab et Vercoutère, 2018). La fracturation de la quasi-totalité des statuettes en cours de fabrication semblerait également indiquer que les défenses exploitées étaient partiellement desséchées, en cours de délitage. Une partie de l’ivoire pourrait ainsi relever de la collecte ce qui n’exclut pas l’hypothèse de l’utilisation complémentaire d’ivoire frais. Hélas, l’ancienneté des fouilles ne permet pas de faire le lien entre la faune chassée et l’ivoire et donc d’appréhender ses modes d’acquisition. Rappelons que la chasse au mammouth est désormais attestée en Europe centrale et en Russie par la présence d’armatures en silex fichées dans des os de mammouth comme à Kostenki 1. Par conséquent, celui-ci a également pu être chassé dans les plaines d’Aquitaine où il était présent.
L’exploitation des défenses de mammouth
Les analyses de Randall White montrent que le support en ivoire de la Dame de Brassempouy, comme ceux de l’ensemble des statuettes de Brassempouy, n’a pas été extrait d’une défense en prenant en compte l’orientation qu’induirait la structure de l’ivoire. Randall White interprète cette variabilité de l’orientation des supports comme le signe d’un manque d’expérience dans le travail de l’ivoire alors même que les compétences en sculpture sont avérées comme le montre la diversité des techniques employées, la confection soignée et la sûreté des gestes. « Les conséquences sont évidentes au sein de l’échantillon de Brassempouy : pratiquement toutes les pièces ont été brisées en cours de fabrication » (White, 2006, p. 290). Ces fracturations sembleraient également indiquer que les défenses exploitées étaient partiellement desséchées.
Techniques de confection de la Dame de Brassempouy
Les procédés utilisés pour la confection de la Dame de Brassempouy relèvent de quatre techniques : l’incision, la perforation, le raclage et le polissage (Delporte, 1993 ; White, 2006).
- L’incision
Le quadrillage des « cheveux » a été réalisé par incisions verticales recoupées dans un second temps par des incisions horizontales plus profondes. Les incisons verticales montrent un profil en U caractéristique de l’utilisation du biseau d’un burin par raclage tandis que les incisons horizontales montrent un profil en V caractéristique de l’utilisation du bord d’une lame ou du biseau d’un burin par gravure. L’incision a également été utilisée pour dégager les arcades sourcilières, les orbites, le nez et le menton.
- La perforation
Une ébauche de perforation semble avoir été pratiquée pour suggérer la pupille de l’œil droit. En 2021, Catherine Schwab a constaté, grâce à la numérisation 3D réalisée à des fins de conservation préventive, deux incisions de 1,3 mm au niveau du nez qui indiquent les narines. Invisibles à l’œil nu, elles ont été obtenues par un mouvement de rotation partielle avec un probable micro-burin (Schwab, Mélard, Catro, 2021).
- Le raclage
Le modelé du visage a été obtenu par raclage dont les traces se retrouvent sur le front, les joues et le nez.
- Le polissage
D’autres zones, comme le cou, semblent avoir subi un polissage doux. L’aspect émoussé et brillant des parties saillantes comme le quadrillage de la coiffure a pu être obtenu par frottements au cours de la confection de la statuette mais aussi à l’occasion de son utilisation voire sous l’effet du milieu sédimentaire.
Traditions artistiques gravettiennes
Si l’image humaine tient une place importante (corps, sexes, mains) dans l’iconographie paléolithique, la représentation du visage est rare. Dans l’art mobilier gravettien, plusieurs visages détaillés sont néanmoins connus : la figurine à la capuche de Brassempouy en France, la tête en stéatite verte des Balzi Rossi en Italie et la Vénus XV en ivoire de Dolní Věstonice (figure 8). À ces trois visages détaillés s’ajoute le groupe plus important des têtes schématiques réduites à de simples sphères découvertes sur les sites gravettiens d’Europe centrale et orientale (Pavlov, Dolní Věstonice, Kostenki, etc.) (figure 9). Par ailleurs, le motif quadrillé de la Dame de Brassempouy se retrouve sur plusieurs statuettes féminines gravettiennes ce qui plaide d’ailleurs pour une identification sexuelle féminine : à Laussel en Dordogne, à Renancourt dans la Somme mais aussi aux Balzi Rossi en Italie, à Willendorf en Autriche et à Kostenki en Russie (figure 10). En définitive, la thématique (visage humain), la technique (sculpture en ronde-bosse), le choix des matériaux (ivoire de mammouth) et les motifs de la coiffure (quadrillage) permettent d’inscrire la Dame de Brassempouy dans une tendance artistique gravettienne.
Singularité iconographique de la Dame de Brassempouy
Les traditions culturelles n’expliquent pas seules les choix artistiques opérés par l’auteur ou l’autrice de la Dame de Brassempouy. La construction géométrique moderne de la sculpture – qui aurait tout aussi bien pu être fabriquée par un artiste contemporain -, sa confection soignée et la traduction subtile du regard par le jeu des creux et des reliefs en font une œuvre singulière dans l’art du Paléolithique où « les yeux sont généralement indiqués de façon directe par le tracé de leur contour, sous la forme d’un point, d’un trait, d’un motif simple, ovalaire ou fusiforme, plus rarement d’un agencement complexe et comportant des détails, tels que le larmier, l’iris ou la caroncule lacrymale. Dans le cas de la Dame de Brassempouy, l’œil est perçu par l’imagination du spectateur grâce au cadre donné par l’artiste ; c’est un des nombreux choix d’abstraction habile et maîtrisée que ce dernier a opérés » (Schwab, Mélard, Catro, 2021, p. 97). À l’instar de sa consœur gravettienne de Lespugue, la Dame de Brassempouy est une œuvre unique qui porte à son plus haut niveau les idées propres à son époque.
Les fouilles récentes (1981-2004)
Jusqu’à la mise en place de fouilles archéologiques réalisées avec des méthodes modernes à partir de 1981 sous la direction d’Henri Delporte, le contexte archéologique des Vénus de Brassempouy était passé en grande partie inaperçu. Leur attribution chrono-culturelle restait donc hypothétique et la rareté apparente des vestiges découverts lors des fouilles anciennes contrastait avec le caractère exceptionnel des statuettes en ivoire. À quelle phase du Paléolithique récent ces Vénus pouvaient-elles être rattachées ? Les fouilles du XXe siècle ont enfin apporté des éléments de réponse et validé une attribution au Gravettien. Deux nouveaux secteurs offrant, entre autres, des assemblages gravettiens ont en effet été découverts : le Chantier 1 situé quelques mètres en avant de la grotte du Pape et le secteur GG2 correspondant à l’extrémité nord de la grotte du Pape. Avant de débuter les fouilles récentes de Brassempouy, Henri Delporte fut le premier préhistorien à localiser stratigraphiquement et topographiquement une statuette féminine en Europe occidentale grâce à des méthodes de fouille modernes. En 1959 à l’abri du Facteur à Tursac, dans le Périgord, il avait effectivement démontré que la Vénus de Tursac pouvait être rapportée à la phase moyenne du Gravettien, celle dite « à burins de Noailles » (Delporte, 1959). Par conséquent, l’identification, dès 1981, de riches niveaux de Gravettien à burins de Noailles à Brassempouy montre que les deux occupations de Brassempouy et de Tursac sont globalement synchrones (Delporte et Marguerie, 1981). Actuellement, nous savons désormais que les Vénus se retrouvent en Eurasie sur l’ensemble de la séquence chronologique du Gravettien. Mais c’est bien au Gravettien moyen que les Vénus les plus célèbres d’Europe occidentale (Brassempouy, Lespugue, Tursac et peut-être Laussel) peuvent être attribuées.
Chronologie relative
Les statuettes de Brassempouy sont attribuées au Gravettien* et plus précisément à sa phase moyenne dite « à burins de Noailles* ». Plus de 300 burins de Noailles ont été découverts à Brassempouy lors des fouilles récentes réalisées devant la grotte du Pape (figure 11). De 2006 à 2023, j’ai étudié la quasi-totalité des collections archéologiques de Brassempouy : collections anciennes Piette, Dubalen et Laporterie et collections récentes du Chantier 1 et du secteur GG2. Cette analyse globale confirme l’existence d’une seule tradition technique à Brassempouy : le Gravettien moyen à burins de Noailles (Simonet, 2012, 2021). Les phases anciennes et récentes du Gravettien sont en effet absentes. Il n’y a pas, hélas, de datations radiocarbone du Gravettien de Brassempouy exploitables. On sait néanmoins que cette phase du Gravettien est datée entre 31 500 et 28 500 ans avant le présent (en années calendaires) à l’Abri Pataud dans le Périgord (Banks et al., 2019). Par approximation, une datation moyenne de 30 000 ans peut donc être proposée pour la Dame de Brassempouy.
Un atelier de statuettes féminines à Brassempouy ?
Grâce aux indications spatiales données par Édouard Piette, nous savons que les statuettes de Brassempouy sont quasiment toutes localisées dans l’Avenue et dans l’entrée de la grotte du Pape (Simonet, 2012, 2021). L’étude récente de la collection Piette réalisée par Catherine Schwab et Carole Vercoutère montre que celle-ci comporte 212 pièces en ivoire de mammouth. Avec les 10 statuettes, ce sont 202 fragments d’ivoires, bruts et travaillés qui témoignent de l’exploitation sur
place de l’ivoire (Schwab et Vercoutère, 2018). L’étude d’Alexandre Lefebvre a permis d’identifier 4 pièces d’industrie en ivoire dans la collection Dubalen et 14 dans la collection Laporterie attestant que l’ivoire fut bel et bien débité in situ sans toutefois confirmer que l’ensemble de la défense ait été exploité sur place compte tenu de la sous-représentation des déchets de débitage au profit des produits (Lefebvre, 2015). Des supports plats, des objets indéterminés sur baguette et des déchets de façonnage documentent essentiellement une production de produits allongés sur baguette (pointes de projectile et pièces intermédiaires). Certaines pièces des collections anciennes pourraient représenter des ébauches de statuettes comme la baguette en ivoire publiée en 1990 par Jean-Claude Merlet (figure 12). Pour Randall White cette concentration témoigne d’un atelier de fabrication de statuettes féminines (White, 2006). Ce chercheur rappelle néanmoins que la conservation différentielle de l’ivoire de mammouth (les matières organiques sont par exemple très peu conservées dans le Chantier 1 situé à quelques mètres en avant de l’entrée de la grotte du Pape) peut expliquer cette densité exceptionnelle dans cette partie du site. Seule la figurine dite « le torse » a été retrouvée plus en profondeur de la grotte du Pape, dans la Grande Galerie. Selon cet auteur, cette localisation excentrée pourrait correspondre à une fonction différente correspondant à un contexte de pratiques rituelles.
Un dépôt extra-ordinaire au fond de la grotte du Pape
Le secteur GG2 représente l’extrémité nord de la grotte du Pape, d’une dizaine de mètres de longueur. Par chance, cette extrémité de la cavité a fonctionné comme un piège sédimentaire et n’avait pas été vidée entre 1880 et la reprise des fouilles en 1981. Une surface de 25 m2 a été fouillée de 1982 à 1995 sous la responsabilité de Dominique Buisson (direction Henri Delporte) puis entre 1999 et 2001 sous la responsabilité de Romain Mensan et Yann Potin (direction Dominique Henry-Gambier).
Les couches 2A à 2E, intercalées entre un niveau 1 magdalénien et un niveau 2F aurignacien, ont livré un petit assemblage gravettien. Celui-ci est largement dominé par la catégorie des armatures*. Il comporte ainsi 102 armatures* en silex dont 9 pointes à cran gravettiennes et 13 objets fragmentaires en ivoire dont 12 sont des fragments de pointes de projectile à section circulaire, très régulières, dont certaines sont investies d’un décor géométrique simple. L’étude technologique et taphonomique croisée a démontré la grande homogénéité de cet ensemble. L’hypothèse d’un dépôt primaire d’armes conservé dans la zone la plus profonde du secteur GG2 a également été argumentée (Goutas et Simonet, 2009). À proximité immédiate se trouvait une possible structure de combustion. 4 incisives de capridé ou de cervidé percées et tronçonnées et disposées en paquet, un fragment de bois de cervidé et une patte de carnivore (renard ?) reposaient dans un sédiment ocré. Enfin, un biface acheuléen complétait ce dépôt singulier dont la signification est énigmatique.
Des tailleurs de silex apprentis devant la grotte du Pape
Le Chantier 1 est un secteur à l’air libre situé quelques mètres en avant de la grotte du Pape. Il a été fouillé de 1982 à 1985 sous la direction d’Henri Delporte et présente l’assemblage gravettien le plus important du site avec plus de 20 000 artefacts (figure 13). Compte tenu de la mauvaise conservation des vestiges organiques à cet endroit, la majeure partie du matériel archéologique est constituée d’éléments lithiques. Seules les bandes E et D, soit 8 m2, furent explorées jusqu’à la base de la couche gravettienne D. Celle-ci est épaisse de 30 cm environ et contient l’industrie à burins de Noailles. Près de 2000 outils y ont été découverts, dont plus de 300 burins de Noailles, ainsi qu’une quantité importante de produits de débitage (Simonet, 2012).
L’abondance des produits de débitage avec notamment 246 nucléus* témoigne d’une activité de taille du silex. L’importance des activités d’apprentis a pu être démontrée. Celles-ci concernent 30% des 119 nucléus laminaires issus du niveau gravettien du Chantier 1 (Simonet, 2018).
Aurélien Simonet
Docteur en Archéologie préhistorique / CV HAL
Chercheur associé Université Toulouse 2 – UMR 5608
Archéologue départemental des Landes
Bibliographie
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Lexique
*Armatures : les préhistoriens utilisent le terme d’armature pour désigner de petits objets de silex pointus ou tranchants supposés être destinés à « armer » une hampe d’os ou de bois. Les armatures de silex peuvent être utilisées comme pointe à l’extrémité de la hampe ou latéralement comme tranchant.
*Burin de Noailles : un burin de Noailles est un burin sur troncature, de petite dimension (3 centimètres en moyenne), caractérisé par un minuscule enlèvement de coup de burin (moins de 2 millimètres de largeur) arrêté par une encoche. Ce burin, très caractéristique, est souvent multiple. C’est un marqueur chronologique car on ne le retrouve que dans la phase moyenne du Gravettien.
*Gravettien : courant culturel du Paléolithique récent qui succède à l’Aurignacien. Le Gravettien est daté de 34 000 à 26 000 cal. BP environ. Il doit son nom au site de la Gravette en Dordogne (France). Les statuettes féminines ou « Vénus » sont caractéristiques de ce courant culturel qui s’étend sur l’ensemble de l’Europe.
*Nucléus : bloc de matière première d’où ont été tirés éclats, lames ou lamelles en vue d’obtenir des supports pour outils.