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Homo sapiens : comment deux crânes réécrivent l’histoire de son apparition en Europe
Homo sapiens : comment deux crânes réécrivent l’histoire de son apparition et sa progression en Europe
D’est en ouest, les migrations et les rencontres d’Homo sapiens à travers l’Europe
Etude et comparaison génétique des individus du Gravettien
Un article d’Eva-Maria Geigi et Thierry Grange
L’étude
Comment notre espèce, Homo sapiens, est-elle arrivée jusqu’en Europe de l’Ouest ? Notre nouvelle étude, basée sur l’analyse génétique de deux morceaux de crânes, datant de 37 000 et 36 000 ans, démontre que nos ancêtres sont issus d’Europe de l’Est et ont migré vers l’ouest. Ces deux individus sont issus d’un métissage avec les Néandertaliens et avec les tout premiers Homo sapiens européens arrivés il y a environ 45 000 ans que l’on pensait éteints suite à une catastrophe climatique majeure.
Nous avons réussi à déchiffrer ces génomes à partir de vestiges osseux trouvés en Crimée, un défi technique puisque l’ADN était très mal préservé. Leur analyse nous a permis de générer un modèle large et actualisé des mouvements, interactions et remplacements de populations durant le peuplement de l’Europe pendant le Paléolithique supérieur (période entre environ -40 000 et -12 000 ans caractérisée par l’expansion des humains anatomiquement modernes à travers le monde). Nos résultats viennent d’être publiés dans la revue Nature Ecology & Evolution et montrent que ces individus sont les plus anciens représentants des Européens de l’Ouest s’étant implantés durablement en Europe et ayant laissé des traces dans les génomes des Européens actuels.
De petits fragments de deux crânes provenant d’un site archéologique en Crimée, Buran Kaya III, et datés d’environ -37 000 et -36 000 ans, côtoyant des outils lithiques et des perles percées en ivoire de mammouth, témoignent de la présence d’humains anatomiquement modernes en Europe de l’Est. Ce site a été fouillé sous la direction d’Alexandr Yanevich de l’Académie des sciences de l’Ukraine à Kiev et les fragments d’os analysés ont été trouvés en 2009. Grâce à une collaboration entre notre équipe et des archéologues français et ukrainiens, nous avons pu mettre en place un protocole de prélèvement respectant des précautions particulières qui évitent les contaminations par de l’ADN humain actuel. Ces précautions ont permis l’analyse de l’ADN ancien dans ces bouts d’os.
Ces individus se sont installés à cet endroit après une période glaciaire entre -40 000 et -38 000 ans qui a été accompagnée par l’éruption d’un super-volcan dans la région des Champs Phlégréens près de Naples et qui a couvert de cendres l’Europe du sud-est et de l’est.
Ces événements ont déclenché une véritable crise écologique qui aurait fait disparaître aussi bien les dernières populations néandertaliennes que les premières populations d’humains sapiens associés au Paléolithique supérieur initial. Ces dernières étaient les descendants des populations d’Homo sapiens venus d’Afrique il y a environ 60 000 et qui ont laissé des vestiges archéologiques en Europe à partir d’environ 45 000 ans, possiblement même avant.
Au niveau archéologique, c’est la période de la transition entre le Paléolithique moyen et le Paléolithique supérieur car l’industrie lithique des derniers Néandertaliens est remplacée par celle des premiers H. sapiens. Leurs restes de squelettes sont rares, mais on en connaît quelques sites archéologiques, par exemple en République tchèque, en Roumanie et en Bulgarie dont les génomes ont pu être déchiffrés en partie. Les Européens actuels ne portent pas de traces des génomes de ces premiers Européens sapiens, contrairement aux populations humaines ayant vécu en Europe après la crise écologique de -40 000 ans dont quelques génomes ont été séquencés.
Des Homo sapiens issus de métissages
Bien que les informations génomiques obtenues à partir des deux fragments de crâne du site de Buran Kaya III soient fragmentaires, nous avons pu analyser 740 000 variations génétiques partagées avec les génomes d’autres individus anciens, un nombre suffisant pour détecter leurs affinités et leurs ascendances partagées.
Notre analyse paléogénomique de ces deux fragments, séparés d’environ 700 ans, a mis en évidence que ces individus faisaient partie de la deuxième vague du peuplement d’Europe par H. sapiens, la vague qui s’est produite après cette crise écologique, et qu’ils sont parmi les plus anciens ancêtres des Européens. Tous les deux sont des descendants d’un métissage lointain avec les Néandertaliens. Notre étude a aussi montré que l’individu plus récent portait des traces d’un métissage avec des individus de la première vague de peuplement qu’on croyait exterminés par la période glaciaire de -40 000 ans, représenté par l’individu de Zlatý Kůň (-45 000 ans). Nous avons donc pu conclure que le remplacement des premiers H. sapiens n’était pas total et qu’il a dû y avoir des survivants de la crise écologique.
Les génomes des individus de Buran Kaya III ont aussi révélé un lien génétique avec les populations du Caucase, contemporaines et beaucoup plus tardives, en accord avec des similitudes identifiées par les archéologues entre les outils lithiques trouvés au sud du Caucase et ceux trouvés à Buran Kaya III à la même période. Ce lien indique la direction de la migration des ancêtres de Buran Kaya III en Europe : du Moyen-Orient via le Caucase vers le territoire de l’Ukraine actuelle.
Des liens avec des fossiles retrouvés en France
Le lien génétique le plus fort a été identifié entre les génomes des individus de Buran Kaya III et ceux de France du Sud-ouest (Fournol -29 000 ans) et d’Espagne du nord-est (Serinyà -27 000 ans) et, dans une moindre mesure, ceux d’Autriche (Krems-Wachtberg -30 500 ans) et de République tchèque (Věstonice -31 000 ans) ayant vécu 5 000 à 7 000 ans plus tard. Ces individus proches des individus de Buran Kaya III faisaient partie de la population associée au Gravettien classique qui a produit les statuettes féminines en ivoire connues sous le nom de « vénus gravetiennes » qu’on trouve aussi bien en France qu’en Allemagne, en Autriche et en République tchèque (les vénus « impudique » et de Lespugue en France, la vénus de Věstonice en République tchèque ou encore la vénus de Willendorf en Autriche). La célèbre « Dame de Brassempouy » originaire du département français des Landes a été sculptée à cette époque.
Ce lien génétique entre les individus de Buran Kaya III et les individus associés à la culture gravetienne suggère que les individus de Buran Kaya III étaient des ancêtres des individus associés au Gravettien et pratiquaient déjà une culture qu’on peut qualifier comme proto-gravettienne. Cette affinité génétique indique que les populations correspondantes ont diffusé de l’est vers l’ouest. Les outils lithiques produits par les individus de Crimée ont été attribué par les archéologues ukrainiens, en particulier Alexandr Yanevich : au complexe gravettien, mais cette attribution a été rejetée par d’autres archéologues, surtout à cause de leur date précoce et leur localisation à l’est, loin de la culture classique « Gravetienne » qui a été produite en Europe centrale et de l’ouest entre -34 000 et -26 000 ans, donc 5 000 à 7 000 ans plus tard et 3 000 km plus à l’est. Nos résultats génétiques donnent raison aux archéologues ukrainiens : les individus de Buran Kaya III étaient les ancêtres des Européens de l’Ouest, producteurs de la culture gravetienne et artistes des célèbres vénus gravetiennes.
Le projet « Génétique et epigénétique nouvelle ecole » est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.
Aauteurs
- Eva-Maria Geigl Directrice de recherche CNRS, Université Paris Cité
- Thierry Grange Directeur Scientifique Adjoint CNRS INSB Génétique Génomique Bioinformatique, Université Paris Cité
Source
Genome sequences of 36,000- to 37,000-year-old modern humans at Buran-Kaya III in Crimea
Nature Écologie et Evolution
Homo sapiens : comment deux crânes réécrivent l’histoire de son apparition en Europe – Nouvelle recherche
La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d’actualités à but non lucratif, au partage d’idées entre experts universitaires et grand public.
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