Neandertal, une spéciation par distance ?
Jean-Luc Voisin
Institut de Paléontologie Humaine – USM 103
Les néandertaliens sont certainement les hominidés fossiles les mieux connus et pourtant de nombreux aspects de leur histoire, notamment leur extinction et leur relation phylogénétique avec l’homme moderne, sont toujours sources de grandes discussions.
Deux grandes tendances se distinguent sur ces thèmes :
(1) ces deux groupes humains forment deux espèces distinctes,
(2) homme moderne et néandertaliens ne forment qu’une seule espèce constituée, ou non, de deux sous-espèces.
Les hypothèses sur la disparition des néandertaliens dépendent en grande partie du statut taxonomique considéré pour ces derniers. En effet, si ces deux populations appartiennent à la même espèce, alors la morphologie néandertalienne aurait disparue suite à l’absorption des néandertaliens par les hommes modernes. Au contraire, si ces deux groupes humains forment deux espèces distinctes, alors la disparition des néandertaliens serait le résultat d’une compétition avec l’homme moderne.
Nous verrons ici, que la disparition des néandertaliens peut s’expliquer par la spéciation par distance et concilie les arguments des deux écoles.
Le symbole * signifie que le mot, le sigle ou l’expression est défini à la fin de l’article dans un glossaire.
I.) Quelques caractéristiques des néandertaliens
Les néandertaliens ont une aire de répartition qui s’étend de l’Europe de l’ouest jusqu’en Asie centrale et au Proche-Orient (carte ci-dessous).
Cependant, sur cette vaste aire de répartition, les néandertaliens ne forment pas une population homogène pour de nombreux caractères. Les différences morphologiques atteignent une telle amplitude entre l’Europe occidentale et le Proche-Orient, que certains auteurs et non des moindre refusent même le terme de Néanderthal pour les individus du Proche-Orient tels que Kebara, Amud, Shanidar, … (habituellement considérés comme néandertaliens). Ces auteurs considèrent que la morphologie de ces derniers est suffisamment proche de celle des hommes modernes archaïques présents au Levant, comme Qafzeh ou Sküll, pour ne plus les considérer comme des néandertaliens, mais bien comme des hommes modernes archaïques. Cette conception entraîne implicitement que les premiers hommes modernes présentaient une variabilité morphologie très importante, plus que celle qui existe aujourd’hui.
Par ailleurs, en Europe centrale, on constate que les populations néandertaliennes présentent une morphologie intermédiaire entre celles observées chez les individus plus occidentaux, comme la Ferrassie ou La Chapelle-aux-Saints, et ceux du Proche-Orient. Cette variation de caractères s’observe sur toute les parties du squelette, aussi bien crânien que post-crânien (Pour une liste de caractères variant selon un gradient Est-Ouest, voir Voisin, in press).
En outre, de nombreux caractères présents chez les néandertaliens se retrouvent dans les premières populations d’homme moderne en Europe centrale et au Proche-Orient (voir Voisin, in press pour une liste de ces caractères) mais jamais dans celles d’Europe occidentale. En d’autres termes, en Europe occidentale, la transition entre néandertaliens et homme moderne est brutale et non transitoire contrairement à l’Europe centrale.
II.) Que nous apporte l’ADN ?
Depuis 1997 (date du premier séquençage de l’ADN mitochondrial d’un néandertalien), de nombreux travaux ont porté sur l’ADNmt* des néandertaliens et d’après ces auteurs, les différences observées entre les néandertaliens et les hommes modernes sont suffisamment importantes pour considérer ces deux groupes humains comme deux espèces distinctes (1). Cependant, ces différences peuvent être dues à de nombreux facteurs, autres que le remplacement d’une population par une autre, tels que :
> L’introgression*,
> Une surestimation des différences liées aux modes d’extraction et d’amplification de l’ADN ancien,
> La non concordance possible entre les arbres phylogénétiques obtenus à partir de l’ADNmt et de l’ADN nucléaire car les pressions de sélections sur ces deux génomes ne sont pas identiques.
De plus, les différences observées entre l’ADNmt* des néandertaliens et celui des hommes modernes sont moins importantes que celles observées entre deux des sous-espèces de chimpanzés. Par ailleurs, les différences entre l’individu Néanderthal et les hommes modernes sont plus importantes qu’entre l’enfant de Mezmaiskaya et les hommes modernes. Or, l’enfant de Mezmaiskaya étant plus récent que l’individu de Néanderthal, cela devrait être le contraire, car plus les individus sont récents et plus l’éloignement génétique doit augmenter par rapport à l’homme moderne.
Ainsi, l’ADN ne permet pas non plus de trancher sur la position taxonomie des néandertaliens. Comment expliquer toutes ces observations ?
III.) La spéciation* par distance : une solution élégante
Spéciation par distance
Pour en savoir plus, découvrez la spéciation par distance du pouillot verdâtre (Phylloscopus trochiloides)
1°) Les néandertaliens et la spéciation par distance
Les exemples de ring species chez les vertébrés, notamment celui réalisé par le pouillot verdâtre, montrent que des différences entre deux populations situées aux deux extrémités d’une aire géographique, mais reliées par un flux génique, peuvent affecter aussi bien le phénotype* que le génotype*.
Par ailleurs, entre les deux populations sibériennes de pouillots verdâtres (voir l’encadré Spéciation par distance) les traits morphologiques changent graduellement autour du plateau tibétain, de la même manière que le font les caractères néandertaliens le long d’un axe Est-Ouest.
Ainsi, pour comprendre la différenciation des néandertaliens et leurs relations avec l’homme moderne trois étapes doivent être distinguées :
– Etape n°1 : une première espèce humaine migre en Europe
– Etape n°2 : Cette première population développe, au cours du temps, une différentiation morphologique selon un gradient Est/Ouest, bien que les populations la constituant soient liées par un flux génique.
– Etape n°3 : Entrée de l’homme moderne en Europe il y a 40 000 ans via le Levant.
Au fur et à mesure de sa remontée vers l’ouest, il rencontra des populations autochtones présentant des caractères néandertaliens de plus en plus prononcés, associés à une diminution, jusqu’à l’arrêt, des possibilités de métissage. Ainsi, l’hybridation était encore possible en Europe centrale et au Proche-Orient, comme l’atteste la présence de caractères néandertaliens dans les populations post-néandertaliennes de ces régions, alors qu’il ne l’était plus en Europe occidentale.
2°) Conséquences pour les néandertaliens
La spéciation par distance entraîne un certain nombre de questions, entre autre, l’isolement reproducteur obtenu entre les néandertaliens occidentaux et les premiers hommes modernes est-il total ou non ? En effet, chez de nombreux groupes de vertébrés, le niveau de l’espèce peut être atteint, entre deux populations, bien avant un isolement reproducteur total. Par exemple, les Babouins (Papio hamadryas) et les Théropithèques (Theropithecus gelada) sont reconnus dans le registre fossile depuis 4Ma, or dans la zone de recouvrement des aires de répartition de ces deux espèces, en Ethiopie, il existe des hybrides fertiles. Il existe d’autres espèces de primates bien distinctes qui pourtant, dans leur aire de répartion commune, présentent des hybrides fertiles et ne présentant pas une fitness* plus faible, notamment chez les gibbons.
Dans le cas de l’hypothèse de la spéciation par distance des néandertaliens, les populations du Proche-Orient ne présentaient aucun isolement reproducteur avec l’homme moderne. Au contraire, l’absence de caractères néandertaliens dans les premières populations modernes d’Europe occidentale traduit un isolement reproducteur important. Cependant, cet isolement n’était peut-être pas total. En effet, l’isolement reproducteur peut être pre* ou post-zygotique*. Dans le premier cas, il est total, mais dans le second il peut ne pas être total et les hybrides peuvent alors exister mais présenter une très faible fitness*, voir être stériles. L’enfant de Lagar Velho, découvert en 1999, au Portugal est le sujet de vifs débats : est-ce un hybride homme moderne / néandertaliens ou un homme moderne ? Quel que soit le résultat de ce débat, on ne pourrait conclure sur le statut taxinomique des néandertaliens. En effet, nous avons vu plus haut que l’hybridation entre deux populations ne signifie pas qu’elles appartiennent pour autant à la même espèce.
Si l’on considère la spéciation par distance, seules les populations d’Europe occidentales présentaient un isolement reproducteur avec l’homme moderne. Or, dans ce cas, le plus probable est un isolement post-zygotique *, ce qui n’interdit pas l’existence de quelques individus hybrides. Cependant, ces individus devaient alors posséder une faible fitness* (ce que l’âge lors de la mort de l’enfant de Lagar Velho peut illustrer puisqu’il est mort avant l’âge reproducteur) et donc leur laisser peu de chance de transmettre leurs gènes. En effet, dans de nombreux cas où des espèces sont séparées par un isolement post-zygotique (2), les rares hybrides sont caractérisés par une faible fitness*.
Par ailleurs, l’hypothèse de spéciation par distance considère les néandertaliens du Proche-Orient non comme le résultat d’une migration vers l’Est mais bien comme appartenant à un même continuum populationel dans le temps et l’espace. Cette interprétation permet d’expliquer pourquoi les néandertaliens du Levant présentent autant de différences par rapport à ceux d’Europe occidentale. Cette interprétation est aussi plus cohérente avec les connaissances archéologiques (comme par exemple l’absence d’intrusion culturelle européenne parmi les technologies du Levant), que la notion de migration des néanderthaliens vers le Proche-Orient.
Conclusion
Il existe un gradient morphologique Est / Ouest au sein de la population néandertalienne. Plus ces populations sont occidentales et plus elles présentent des caractères néandertaliens prononcés. De plus, il semblerait que des caractères néandertaliens subsistent uniquement dans les populations post-Néandertaliennes au Proche-Orient et en Europe centrale.
L’ADN ancien ne permet pas de conclure quant à la position systématique des néandertaliens car de nombreuses autres interprétations permettent d’expliquer les différences observées entre les néandertaliens et les hommes modernes.
Pour expliquer la distribution particulière des caractères néandertaliens, aussi bien dans les populations néandertaliennes que dans celles qui suivent trois étapes sont nécessaires :
(1) Entrée et installation d’une première population humaine en Europe ;
(2) Une spéciation par distance de cette première espèce humaine installée en Europe ;
(3) Lors de l’entrée de l’homme moderne en Europe, ce dernier rencontra des populations présentant des caractères de plus en plus néandertaliens au fur et à mesure qu’ils s’étendaient vers l’Ouest (Fig. 2). Le métissage devait encore être possible en Europe centrale et au Proche-Orient alors qu’en Europe occidentale la différenciation avait dû atteindre un degré tel que l’hybridation n’était plus possible, ou alors difficilement, entre ces deux groupes humains.
(1) Ces différents auteurs n’excluent cependant pas un certain brassage génétique.
(2) Lors de la spéciation*, l’isolement post-zygotique est très souvent le premier atteint. Ensuite, se met en place un isolement pré-zygotyque.
Dr. Jean-Luc Voisin
Institut de Paléontologie Humaine
USM 103
1 rue René Panhard
75013 Paris
courriel : jeanlucv@mnhn.fr & jeanlucvoisin2004@yahoo.fr
www : http://jeanlucvoisin.free.fr
Glossaire
ADNmt : ADN contenue dans les mitochondries* (ADN mitochondrial).
Allopatrique : des espèces sont dites allopatriques lorsqu’elles vivent dans des régions géographiques différentes ou lorsqu’elles sont séparées par une barrière spatiale.
Eucaryote (cellule) : En première approximation, les cellules eucaryotes sont caractérisées par la présence d’un noyau, formant un compartiment séparant le matériel génétique du reste de la cellule.
Fitness : correspond au succès reproductif d’un individu (encore appelé « la valeur adaptative »), c’est-à-dire au nombre de descendant fertiles qui se reproduiront.
Génotype : Ce sont les caractéristiques de l’ADN.
Introgression : « désigne l’incorporation de gènes d’une espèce dans le complexe génique d’une autre espèce » (Mayr, 1974).
Mitochondrie : organite cellulaire présent dans presque toutes les cellules eucaryotes* et servant à produire l’énergie dont la cellule a besoin pour vivre. Ces organites possèdent leur propre ADN et il y a de nombreuses mitochondries dans chaque cellule.
Phénotype : Ce sont les caractéristiques de l’individu aussi bien à l’échelle moléculaire que cellulaire ou encore à l’échelle de l’organisme dans son ensemble.
Pré-zygotique : Cela signifie avant la formation du zygote*.
Post-zygotique : Cela signifie après la formation du zygote*.
Spéciation : C’est le phénomène de la formation d’espèce.
Sympatrique : des espèces sont dites sympatriques lorsqu’elles se rencontrent dans la même aire géographique.
Zygote : c’est la cellule œuf, produit de la fusion des cellules sexuelles (spermatozoïdes et ovules).de cela prend l’initiative dans le déroulement de l’histoire sans attendre de l’homme qu’il en prenne la responsabilité » (notre traduction).
Sur les ring species site web de Darren Irwin :
http://www.zoology.ubc.ca/~irwin/GreenishWarblers.html
Sur les caractères et leur répartition dans la population néandertalienne
Voisin, J.L., in press, Speciation by distance and temporal overlap: a new approach to understanding neanderthal evolution. In: Harvati K, Harrison T (Eds.), Neanderthals revisited: new approaches and perspectives. Vertebrate Paleobiology and Paleoanthropology series, Kluwer Academic Press.
Guillaume Lecointre
Guillaume Lecointre
Léo Grasset
Sous la direction d’Evelyne Heyer