Les premiers cannibales de la préhistoire
par Frédéric Belnet
En partenariat avec Historia
Cannibales, nos ancêtres ? Peut-être bien. Même si les éléments de preuve restent sujets à controverse, nombre d’anthropologues et d’archéologues en sont convaincus. Reste à savoir dans quelles circonstances cette pratique a pu exister.
« Dure à avaler« , comme le dit plaisamment l’archéologue britannique Paul Bahn, l’existence d’un cannibalisme à la Préhistoire est, plus qu’un autre sans doute, un sujet ô combien délicat ! Délicat vis-à-vis de notre sens de l’éthique et de notre morale, d’abord, tant il nous est difficile d’intégrer à notre arbre généalogique des ancêtres anthropophages… Délicat aussi à caractériser et à documenter pour les préhistoriens, à partir d’éléments rares et toujours discutables – des indices, jamais des preuves absolument formelles. brassée de livres. Sans grand enthousiasme, j’en pris un et l’ouvris : c’était La Guerre du Feu [en gras dans le texte]. « Les Oulhamr fuyaient dans la nuit épouvantable… ». Doucement, le crépuscule tomba, sans que je m’en rendisse compte. J’étais loin, bien loin, dans l’espace et dans le temps, aux âges farouches, sur les rives du Grand Fleuve. Et quand, emportant le livre, je rentrai chez moi ce soir-là, ma vocation de géologue et de préhistorien était déjà décidée, sans que je le susse encore ».
Archéologie, indices forts ou faibles…
Sur les sites d’habitation préhistoriques, certains de ces indices, dits faibles, résident dans la présence de dents humaines. Une dent ne tombe pas facilement de la mâchoire d’un vivant, et l’on imagine mal un clan vivant parmi les cadavres de ses malades ou accidentés, normalement évacués hors des zones de vie : ces dents proviennent-elles alors de repas anthropophagiques ? Sur les gisements de Chou-Kou-Tien (Chine), de Steinheim (Allemagne) ou du Mont Circé (Italie), des crânes au trou occipital (là où s’emmanche le cou) apparemment élargi posent également question : y a-t-on ainsi prélevé la cervelle ? A droite, crâne de Steinheim (Photo J. Granat)
Également sur des aires d’habitat, les indices considérés comme forts sont des os humains brisés ou portant des traces de décarnisation (prélèvement des chairs), parfois en partie calcinés, et mêlés à des résidus de boucherie d’origine animale. Tels ces restes d’Homo antecessor dont nous parle la préhistorienne Marylène Patou-Mathis : « l’origine de ces pratiques semble (…) très ancienne. En effet, les ossements humains les plus anciens que nous connaissions en Europe, trouvés dans le site de la Gran Dolina d’Atapuerca, au nord de l’Espagne, et datés de 800 000 ans, étaient mêlés à des restes d’animaux et portent des marques de décapitation, des stries de » boucherie » et des fractures résultant d’une action humaine (notamment sur des os à moelle). Femmes, hommes et enfants auraient été consommés ».
…tout au long de la préhistoire
D’autres exemples jalonnent le déroulement du Paléolithique, comme ce crâne brisé d’Homo erectus de Tautavel (Pyrénées Orientales), vieux de 450 000 ans.
Beaucoup concernent l’Homme de Néandertal : « il y a 100 à 120 000 ans, une demi-douzaine de néandertaliens, dont un enfant de 6 ou 7 ans et un adolescent d’une quinzaine d’années, ont été dépecés comme du gibier dans la Baume de Moula-Guercy, en Ardèche », dit encore M. Patou-Mathis. On peut citer aussi ces 12 spécimens d’El Sidrón, en Espagne, vieux de 50 000 ans, ou ces 13 autres Néandertaliens de Krapina, en Croatie.
Homo sapiens, l’Homme anatomiquement moderne, n’est pas en reste : dans les grottes de la rivière Klasies (Afrique du Sud), se trouvent des os humains de moins de 80 000 ans, brisés, portant des traces de décarnisation et brûlés. Tandis qu’à Maszycka (Pologne), les os mâchonnés de 16 corps remontant au Magdalénien (17 à 10 000 ans), apparemment décapités, désarticulés puis dévorés, sont découverts.
… et toujours difficiles à interprétrer
Parfois, les indices de cannibalisme peuvent tout aussi bien suggérer une inhumation dite en deux temps (dépôt du corps jusqu’à décomposition, préparation puis ensevelissement définitif des restes). À Buran-Kaya (Ukraine), un site gravettien vieux de 32 000 ans, une différence entre les marques de découpe sur les os d’animaux et sur les os humains suggère à Sandrine Prat, du CNRS, l’existence d’un rituel post-mortem plutôt qu’un acte de cannibalisme.
A gauche, traces de découpe sur des ossements humains à Buran-Kaya
Selon Paola Villa, de l’Université du Colorado, et Jean Courtin, du CNRS, quatre conditions doivent être réunies sur un site pour prétendre distinguer de telles pratiques funéraires d’un cannibalisme : un relevé de la position initiale exacte de tout indice doit être tenu lors de la fouille ; le site ne doit pas avoir connu de bouleversement physique ; les restes humains doivent être associés à ceux d’animaux (pour comparaison) ; les marques qu’ils portent doivent être étudiés avec une grande précision. Une très sérieuse étude expérimentale anglo-espagnole de 2010 cherche, elle, à caractériser la typologie exacte des traces que laisse un mâchonnement humain sur des os, notamment dans le but de mieux identifier les cas d’anthropophagie.
Raisons du cannibalisme : l’apport de l’ethnologie
Même là où il est établi de façon consensuelle, le cannibalisme préhistorique est-il alimentaire ou rituel ? À cet égard, l’ethnologie fournit un champ de suppositions aux préhistoriens. Pratiqués récemment par divers peuples, des Iroquois aux Samoyèdes de Sibérie, des Aztèques aux Forés de Papouasie, l’exocannibalisme (manger un ennemi tué au combat, souvent pour s’approprier sa force), tout autant que l’endocannibalisme (manger un membre du clan, par exemple pour empêcher son âme d’errer), sont toujours rituels (sauf exception).
A gauche, cannibalisme ches les aztèques
« L’’existence d’un cannibalisme rituel au Paléolithique est peut-être vraisemblable, mais totalement indémontrable », soutient le préhistorien André Leroi-Gourhan, qui voit notamment dans le cas de Krapina une anthropophagie purement alimentaire, presque systématique. Contrairement à Marylène Patou-Mathis, qui voit là un cannibalisme rituel, à l’image de celui – très codifié et très social – pratiqué presque universellement par des peuples actuels ou récents. Alimentaire ou rituelle, « la pratique du cannibalisme par certaines populations préhistoriques n’enlève, ni n’ajoute, rien à leur humanité », conclut la préhistorienne.
Frédéric Belnet
Journaliste scientifique
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