Les hommes fossiles en os et en chair
Les hommes fossiles en os et en chair
Amélie VialetPaléoanthropologue Institut de paléontologie humaine – Fondation Albert Ier de Monaco, Paris
Depuis la formation de la Terre, il y a 4,5 milliards d’années, il est évident que les conditions à sa surface ont varié Après avoir exposé sommairement en quoi consiste l’art préhistorique pariétal : fresques d’ Altamira et de Niaux, gravures des Combarelles et des Trois Frères, sculptures en pierre du Cap Blanc et modelages d’argile du Tue Il est étonnant de constater que dès les premières découvertes d’hommes fossiles, à la fin du 19e siècle, des reconstitutions ont été proposées. Autrement dit : la pratique des reconstitutions est concomittante aux découvertes paléoanthropologiques et on peut se demander pourquoi. Les réponses sont multiples et il faut, avant de rentrer dans la discussion, préciser que les reconstitutions d’hommes fossiles sont de deux types : elles concernent d’une part le squelette (reconstitution ostéologique) et d’autre part les tissus mous (reconstitution plastique). En effet, le paléoanthropologue peut décider de reconstituer un élément squelettique (un crâne par exemple) parce qu’il est altéré du fait de son histoire post-dépositionnelle, ce qui est courant. Dans ce cas, l’objectif est d’optimiser le matériel d’étude en disposant dans le cas de notre exemple d’un crâne plus complet et moins déformé. La reconstitution plastique procède d’une autre démarche : celle de, quasiment, redonner vie à ces hommes d’un autre temps qui, pour certains, ont été nos ancêtres. Il s’agit là d’illustrer leur aspect physique pour les rendre plus concrêts et familiers et plus accessibles aussi pour un large public.
La reconstitution d’un crâne, l’exemple de l’Homme de Yunxian
Lorsque on fit les premières découvertes d’art préhistorique dans les grottes et abris sous roche, ce fut naturellement les plus grandes peintures et sculptures qui furent remarquées: le plafond d’Altamira, la frise des mammouths et des bisons de Font-de-Gaumes, les chevaux sculptés du Cap-Blanc. On fut frappé non seulement par la perfection de la technique que révélait ces oeuvres d’art, mais encore par leur ampleur et, il faut bien le dire, par le véritable sens décoratif dont les artistes préhistoriques avaient fait preuve en les exécutant. On s’extasia sur leur goût artistique et, jugeant d’après notre mentalité de civilisés, on pensa que les hommes de l’âge du renne éprouvaient comme nous une véritable jouissance intellectuelle en regardant les oeuvres d’art et que par conséquent c’était simplement pour le plaisir des yeux qu’ils avaient exécuté ces peintures, gravures et sculptures. C’est la théorie de « l’art pour l’art ». Un éminent paléontologue écrivait dans un manuel, en parlant des hommes prCes dernières années, des avancées scientifiques et techniques ont permis de faire progresser cette pratique en terme de précision et de rendu. Pour une reconstitution plastique, le sculpteur travaille, à partir du matériel osseux, en collaboration avec les spécialistes qui les ont étudiés, les paléoanthropologues. Il dispose d’une bonne connaissance des tissus mous et de leurs relations avec le support squelettique (via les livres d’anatomie et éventuellement une pratique de la dissection). Les bases de données constituées récemment, notamment en anthropologie judiciaire dans le cadre de la recherche criminelle, permettent de mieux appréhender l’épaisseur de ces tissus en fonction de l’âge, du sexe et de la corpulence de l’individu. La couleur des yeux, la pigmentation de la peau ou le développement du système pilleux restent, par contre, impossibles à restituer. Au niveau ostéologique, l’utilisation des techniques tomodensitométriques (scanner à RX par exemple) et de l’imagerie médicale (3D) permet maintenant de compenser les altérations des éléments fossilisés du squelette. Ainsi, le crâne fossile découvert dans le site de Yunxian en Chine, aplati par le poids des sédiments accumulés pendant près d’un million d’années, a pu être reconstitué. Sans plus touché au fossile original, une fois scanné à l’hôpital universitaire de Wuhan, les décrochements osseux, au niveau du maxillaire (paroi latérale gauche de l’ouverture nasale) et de l’os frontal ont été virtuellement repositionnés sur le modèle 3D généré par informatique. Ensuite, la déformation plastique a été compensée en « regonflant » la voûte crânienne aplatie jusqu’aux limites fixées par les contours-guides, préalablement définis par l’analyse scientifique. Enfin, les éléments manquants ont été rajoutés : 1- par image miroir (ex : le torus supra-orbitaire est conservé dans sa partie médiale gauche sur Yunxian II et manque dans sa partie médiale droite) et 2- en rapportant un élément osseux prélevé sur un autre spécimen (les os zygomatiques font défaut sur Yunxian II alors qu’ils sont bien conservés sur Yunxian I, spécimen découvert dans le même site et provenant du même niveau stratigraphique). Figure 1
Les déductions réalisées à partir d’une reconstitution
Avec ce nouveau spécimen, Yunxian II reconstitué, des informations plus précises sont à la disposition du paléoanthropologue. Sa capacité crânienne a pu être estimée : elle est plutôt de 1050 cc que de 1222 cc, ce qui correspondait à la valeur obtenue à partir des mesures externes du crâne (les seules disponibles avant l’obtention des données tomographiques). Cette valeur plus faible du volume endocrânien appartient à la variation des Homo erectus. Comme Yunxian II est daté de 936 000 ans, il pourrait s’agir du plus ancien Homo erectus actuellement connu pour l’Asie continentale. La reconstitution a également mis en évidence ses particularités morphologiques. Il en est ainsi de la face au sein de laquelle la disposition des os maxillaire et zygomatique et leur développement relatif est semblable à ce qui est généralement observé chez l’homme dit moderne, Homo sapiens. La face de ce dernier est donc archaïque dans sa conformation. Elle reste toutefois plus gracile c’est-à-dire que sur Yunxian II, le massif facial est plus volumineux et présente des superstructures singulières, comme un bourrelet proéminent au dessus des orbites ou torus supra-orbitaire. Figure 2
Les dérives possibles de la reconstitution
La pratique des reconstitutions, relevant du besoin scientifique ou du désir de satisfaire un imaginaire, est donc ancienne. Bien qu’elle bénéficie aujourd’hui de nouveaux outils qui décuplent ses potentialités, elle reste soumise aux mêmes limites : le document fossile est lacunaire. Le reconstituer implique toujours de faire des choix et le restituer paraît impossible. Ainsi, les reconstitutions figent dans la plastique une prise de position et, souvent, les idées dominantes d’une époque. Dans les années 1940, Franz Weidenreich donne à son Sinanthrope (homme de Pékin ou Homo erectus de la grotte de Zhoukoudian) une convexité dans la partie sous nasale de la face très simienne, conforme à ce qui était attendu de ces fossiles interprétés alors comme le chainon manquant entre l’homme et le singe. À l’os zygomatique, il confère l’aspect saillant des populations asiatiques actuelles, ce qui va dans le sens de la théorie qu’il défend concernant la continuité biologique entre les Homo erectus et les Homo sapiens en Asie.
Figure 3
La reconstitution du crâne du Sinanthrope par Lucille Swan et Franz Weidenreich en 1937. Notez la forte convexité de la partie sous nasale de la face qui confère au Sinanthrope un aspect simien alors même que cette partie osseuse n’a pas été retrouvée à la fouille. De même, l’aspect saillant de l’os zygomatique est notable alors que sa position au sein du squelette facial n’est pas sûre sachant que la connexion osseuse entre le maxillaire et le zygomatique n’est pas conservée. Copyright Amélie Vialet IPH
Le Néandertalien imaginé dans sa grotte, représenté nu, poilu et taillant un outil rudimentaire à la façade de l’Institut de paléontologie humaine à Paris, dans le premier tiers du 20e siècle, correspond également à la vision, répandue à l’époque du Professeur Marcellin Boule, de cet homme fossile. À son propos, ce dernier écrira d’ailleurs que « l’absence probable de toutes traces de préoccupations d’ordre esthétique ou d’ordre moral s’accorde bien avec l’aspect brutal de ce corps vigoureux et lourd, de cette tête osseuse aux mâchoires robustes et où s’affirme encore la prédominance des fonctions purement végétatives ou bestiales sur les fonctions cérébrales » (Boule 1911). Figure 4
Dans la pratique des reconstitutions, la responsabilité des chercheurs et des plasticiens est lourde car la puissance visuelle de ces productions est forte. C’est, de fait, pour servir un enjeu important qu’elles ont souvent été réalisées (ex : le fossile de Toumaï et la discussion de ses aptitudes à la bipédie, le fossile de Flores et le problème de son nanisme insulaire ou pathologique, l’enfant de Lagar Velho et son statut controversé d’individu hybride…). Souvent assimilées sans aucun recul, les reconstitutions s’inscrivent facilement dans l’imaginaire collectif et deviennent relativement immuables. Elles sont alors en décalage avec les avancées de la recherche scientifique et deviennent les témoins d’un temps révolu.
Amélie Vialet
amelievialet@fondationiph.org
Pour aller plus loin
M. Boule (1911) L’homme fossile de la Chapelle-aux-Saints. Annales de paléontologie 6 : 111-173.
Collectif (2003) Vénus et Caïn, figures de la préhistoire 1830-1930. Réunion des musées nationaux. Mairie de Bordeaux, Paris, Seuil.
Collectif (2004) Premiers Hommes de Chine. Dossiers d’Archéologie 292 :1-85.
Collectif (2005) Tout sur Toumaï. L’ancêtre des humains. La Recherche 387 : 29-49.
Collectif (2007) Les Néandertaliens. Biologie et cultures. Éditions du CTHS (Dir. B. Vandermeersch et B. Maureille).
E. Rauscher (2008) Ainsi prit corps la Dame de Flores. Science et Vie. Mars 2008.
Vialet A., Li T., Feng X. et Lia Meyan. (2008) Reconstitution du crâne de l’Homme de Yunxian par imagerie tridimensionnelle. Le site de l’Homme de Yunxian. CNRS éditions et Éditions Recherche sur les civilisations (Dir. H. de Lumley et Li Tianyuan).
Vignal J.N. (1999) Les reconstitutions faciales assistées par ordinateur. Données tomodensitométriques, déformation d’image ou « warping ». Editions Artcom.