Le soleil, des morts et des pierres
par Pascal SemonsutDocteur en histoire
La religion préhistorique dans l’enseignement et la fiction de la seconde moitié du XXe siècle.
Pour les préhistoriens de la seconde moitié du XXe siècle, les préhistoriques sont des mystiques. L’abbé Breuil et Raymond Lantier, à l’époque conservateur du Musée des Antiquités Nationales, estiment ainsi, au tout début des années 1950, que « les “dieux”, auteurs et organisateurs du monde, dispensateurs de toutes les richesses, ont, sous une forme ou sous une autre, toujours été l’objet d’un culte dès que l’Homme a pu penser au mystère des choses et de la vie. Comme tous les Primitifs, les Chasseurs de Rennes vivent dans un monde qu’ils animent d’une existence et d’une âme […] »1. Une décennie plus tard, le successeur de Breuil, André Leroi-Gourhan, considère qu’« il n’y a aucune raison valable pour dénier aux Anthropiens paléolithiques des préoccupations de caractère mystérieux » et que « l’homme, depuis ses premières formes jusqu’à la nôtre, a inauguré et développé la réflexion, c’est-à-dire l’aptitude à traduire par des symboles la réalité du monde matériel qui l’entourait »2. Quant à Jean Chavaillon, il pense, à la fin du siècle, que « les prémices de cette dimension spirituelle étaient déjà vivaces dans les temps anciens et que les premiers hommes, sans avoir d’éducation religieuse et déiste, croyaient en des forces supérieures qu’ils ne pouvaient définir tant elles leur paraissaient surnaturelles »3. La religion est ainsi, de l’avis des scientifiques mêmes, consubstantielle à la nature humaine. Qu’en est-il de l’école et de la fiction ?
Rares sont les œuvres desquelles la religion est absente. L’Homme, dans les pages des manuels comme celles des romans, est intrinsèquement religieux. Et il l’est de plus en plus puisque la part des œuvres évoquant la religion ne cesse d’augmenter des années 1950 à 1980 incluses, une augmentation commune à presque tous les médias. La dernière décennie du XXe siècle assiste, quant à elle, à une décrue très sensible, notamment au cinéma où nous n’avons recensé aucun film mettant en scène un événement religieux. Cette évolution ne manque pas d’étonner lorsqu’on la compare à celle de la pratique religieuse des Français des cinquante dernières années du millénaire. Dans ces années, « la pratique religieuse faiblit », « les jeunes et les femmes s’éloignent » de l’Église et l’on assiste au « desserrement du maillage paroissial » et au « déclin de la mémoire et des médias chrétiens », pour reprendre les mots d’Yves-Marie Hilaire dans Le fait religieux aujourd’hui en France4. Pour ce même historien, les années 1990 sont celles, à l’inverse, des « germinations nouvelles » avec la « percée des nouvelles congrégations » et « le renouveau charismatique et communautaire »5. La représentation de la Préhistoire vit, en ce domaine, une histoire à rebours des mouvements de la société contemporaine. Servirait-elle de refuge devant les changements sociétaux trop violents ? En période de déchristianisation, la mise en scène des temps premiers aurait-elle comme but de rassurer bien des esprits en leur montrant que, malgré tout, l’Homme est profondément religieux et donc qu’il n’y a rien à craindre, que cette crise n’est que passagère ? À l’inverse, ladite crise semblant passée, le doute sur la religiosité de l’Homme redeviendrait-il supportable ? Quoi qu’il en soit, cette baisse des années 1990 n’y change rien : le préhistorique est un mystique. Mais il ne l’est pas autant pour tous les média
Si, pour les romanciers, il n’est de Préhistoire sans religion, le cinéma semble être d’un avis bien différent. Cette discrétion des réalisateurs de cinéma étonne, surtout quand on les compare à leurs collègues du péplum. Les films préhistoriques dans lesquels on trouve ne serait-ce qu’une scène religieuse sont minoritaires, alors que, d’après les calculs de Frédéric Martin, « 70 % de la production antiquisante d’Hollywood est partiellement (ou exclusivement) consacrée à des fresques religieuses, uniquement judéo-chrétiennes, qu’il s’agisse de films axés sur la seule religion […] ou qui l’abordent parmi d’autres thèmes ». Jean-Loup Bourget considère même que « la référence à l’Antiquité gréco-romaine et à la Bible constitue pour le cinéma un moyen d’acquérir ses lettres de noblesse et d’être considéré comme l’égal de la littérature et de la peinture »6. La timide présence de la religion dans les films préhistoriques ne viendrait-elle pas de ce que seul le christianisme est légitime sur grand écran ?
Qu’elle soit sur grand écran ou dans les pages d’un manuel scolaire, à quoi ressemble la religion préhistorique ?
Les préhistoriques, des polythéistes
Sur grand écran, la filmographie préhistorique est « made in US », exemple de « l’hégémonie de fait de Aux yeux des Français de la seconde moitié du XXe siècle, les hommes préhistoriques sont polythéistes : c’est ce qu’ils lisent ou voient, en moyenne dans plus d’une œuvre sur deux, et dans près de 70 % des aventures de Rahan et Tounga. Certes, le polythéisme originel correspond aux données de la science, mais n’y a-t-il pas une autre raison, plus profonde, peut-être moins avouable ? Le monothéisme ne ferait-il pas trop subtil ? Pour que le progrès ait un sens, ce qui est plus rassurant, le polythéisme, avec ses superstitions, ne se doit-il pas d’entamer la marche de l’humanité ? La croyance en un dieu unique parachèverait ainsi la marche de notre espèce, une marche inévitablement ascendante. Surtout, si Cro-Magnon est déjà monothéiste, alors qu’advient-il de la place de Moïse et Jésus dans l’histoire des hommes ? Penser que les préhistoriques croient en un seul dieu, n’est-ce pas prononcer leur rétrogradation ? De fondateurs des deux plus grands monothéismes, ils deviendraient ainsi les simples héritiers d’une tradition plusieurs fois millénaire.
Le polythéisme convient donc mieux à ce que la science découvre et à ce que les Français croient. Il ne cesse d’ailleurs de progresser des années 1940 à 1970 incluses, et cela dans tous les médias, avant de connaître un recul très net dans les deux dernières décennies du siècle. Cette évolution est due au changement de paradigme opéré par l’école. Alors que les manuels évoquant les dieux préhistoriques sont de plus en plus nombreux jusque dans les années 1970, ils deviennent très minoritaires dans la décennie suivante puis disparaissent dans la dernière du siècle face au monothéisme triomphant, un monothéisme dédié au soleil. Après avoir adoré des dieux, des années 1940 à 1970, les préhistoriques des manuels se tournent exclusivement vers notre étoile, dans les deux dernières décennies du siècle. À l’école, l’héliotropisme se fait religieux, renvoyant dans l’ombre toutes les autres idoles. Pourquoi ? Il est difficile de répondre, d’autant que cette place n’est pas celle que lui accordent les préhistoriens. Cette présence exclusive peut s’expliquer, en partie, par une plus grande prise en compte du Néolithique dans les manuels. On peut y sentir également l’esprit du temps. Avec la médiatisation des énergies renouvelables, notamment l’énergie solaire, le soleil revient au cœur des préoccupations de plus en plus de Français. Les manuels de géographie ne donnent-ils pas l’attirance exercée par le soleil comme la principale explication au peuplement du sud de la France ? L’adoration du soleil par les préhistoriques serait ainsi la traduction scolaire de cet attrait pour notre étoile que les Français retrouvent en cette fin de millénaire.
Ni femmes, ni bêtes
Cet attrait, l’école et la fiction ne l’ont pas pour la femme. On ne trouve guère de déesses tant dans les pages de manuels que dans les planches de BD. Et cela, même dans les trois dernières décennies du siècle alors qu’à cette période, selon Jean Guilaine, « l’image d’une sorte de grande déesse néolithique, à valeur peu ou prou universelle, [connaît] son développement le plus poussé »7. À notre connaissance, seul le roman de Cavanna, au titre évocateur de La Déesse Mère, en fait sa trame romanesque puisqu’il lance son héros à la recherche des « Déesses Mères, […] celles qui font revenir le soleil de l’exil et pointer les tiges vertes hors de la terre nue »8. La raison de cet ostracisme est simple : les femmes étant considérées comme inférieures et soumises à l’homme, il y aurait une contradiction à faire s’agenouiller des hommes devant l’une des leurs, même divinisée. L’homme doit rester supérieur à la femme, en toute occasion. Des dieux, certainement, des déesses certainement pas. Mais quels dieux ?
Dans un monde dépeint comme grouillant de bêtes, des bêtes qui assurent la subsistance des hommes tout en étant leurs pires ennemis, les divinités liées aux animaux ne sont pas nombreuses. L’animal lui-même n’est que très rarement divinisé. La littérature et le cinéma l’ignorent totalement. Seule la BD lui accorde une place un peu plus significative. Plus étonnant : alors que les préhistoriques sont représentés avant tout comme des chasseurs, alors que leur vie dépend de leurs tableaux de chasse, les dieux de la chasse n’occupent qu’une place très marginale. L’homme tue l’animal, ou se fait tuer par lui, mais ce n’est que très rarement qu’il se prosterne devant lui. Que ce soit à l’école ou dans la fiction, le préhistorique est considéré comme proche de l’animal, à la limite de l’assimilation. Faire de ce dernier un dieu ou lui en donner un lui ferait peut-être franchir cette limite, abolirait peut-être la dernière frontière qui sépare notre espèce du monde animal, celle qui sépare l’instinct de l’esprit. L’Homme ne peut croire en celui qui ne lui rappelle que trop d’où il vient. En revanche, croire à la nature qui l’entoure est plus valorisant. Ce n’est, en aucun cas, un signe d’abdication, de renoncement à sa position de seigneur de la création. Au contraire, c’est une marque de respect, et donc d’intelligence, pour un environnement qui l’héberge. Ainsi, il ne faut pas s’étonner si les divinités liées aux quatre éléments et au relief sont particulièrement présentes dans les trois dernières décennies du siècle. Ces années voient en effet l’écologie et les préoccupations environnementales prendre de plus en plus de place dans les débats qui agitent la société française. La représentation de la Préhistoire se fait, encore une fois, la fidèle traductrice des idées de son temps.
« Laissons entrer le soleil »
Mais, bien plus que la nature même, c’est le soleil qui domine le panthéon des premiers jours dans cette Préhistoire enseignée et fantasmée. N’est-ce pas pour le surprendre là où il dort, pendant son sommeil que Rahan parcourt steppes et forêts tout au long de ses aventures. Pascal Hachet dans sa tentative de psychanalyse de Rahan estime que « l’interrogation au sujet de la localisation de la tanière du soleil, autrement dit du lien existant entre l’aube et le crépuscule, correspondrait à la recherche d’une articulation entre les ascendants et les descendants, au besoin de savoir comment les générations s’agencent et, donc, se succèdent », bref de répondre à la question « comment de fils devient-on père ? Comment peut-on être un jour à la fois fils et père ? »9. Peut-être cette explication pêche-t-elle par excès de psychologisme ? Il n’empêche, c’est vers le soleil que se tourne, au sens propre comme au sens figuré, le héros des âges farouches, tout comme ses congénères de littérature.
Il n’y a rien de très original dans cette popularité solaire. Dès l’Antiquité, les hommes ont adoré le soleil, que ce soient, par exemple, les Égyptiens se prosternant devant Ra ou les Grecs offrant des sacrifices au dieu Apollon, dieu de la beauté et de la lumière. Le soleil, sans qui la vie est impossible, brille aussi pour les hommes premiers, les hommes de ces temps qui, dans ce cas, ne sont pas ceux de la nuit. Il est une autre explication possible. Pour la même raison qui veut que le feu vienne avant tout de la foudre, le soleil est digne d’admiration, de vénération parce qu’il surplombe les hommes. Lever les yeux est un geste auguste, noble, volontaire. Il est le geste des forts, de ceux qui croient en leur avenir. Regarder vers la terre est seulement digne des indécis, des peureux, bref des faibles. Notre ancêtre, le fondateur de cette lignée ininterrompue qui conduit jusqu’à nous, ne peut, ne doit être un faible. S’il doit se donner un dieu, c’est celui qui l’amènera à se dépasser, à regarder au-dessus de l’horizon, vers le futur qui est notre présent.
« Debout les morts »
Mais regarder vers le ciel, vers l’avenir n’empêche pas, dans cette Préhistoire de papier, de regarder derrière soi, vers ses ancêtres. Bien au contraire, le culte des morts est un lieu commun de la représentation de la Préhistoire, une place qu’il doit presque uniquement à l’école. Le cinéma et la bande dessinée, à l’inverse, ignorent cette forme de spiritualité. Ferait-elle trop macabre ? Peut-être, mais entre la peur du macabre et la transmission des connaissances scientifiques, l’école a fait son choix : elle suit, encore une fois, les préhistoriens qui, tous, insistent sur cet aspect. Dans leur livre sur Les hommes de la pierre ancienne, paru en 1951, Henri Breuil et Raymond Lantier voient dans « les pratiques funéraires du paléolithique […] le point de départ de tous les soins que Les Hommes accordent au défunt. En elles résident les germes de toutes les conceptions plus élevées qui se rattachent au culte des Morts »10. André Leroi-Gourhan, même si c’est pour la critiquer, évoque l’hypothèse faite par plusieurs préhistoriens, encore dans les années 1960, d’un « culte des mandibules ». Cette hypothèse tendrait à prouver, selon ces auteurs, que « les Paléolithiques, même les plus anciens […] vouaient un respect cultuel à cette partie aisément transportable de leurs chers défunts ou de leurs ennemis vaincus »11. Enfin, même si elle fait montre de plus de prudence, Sophie A. de Beaune estime, en 1995, « que des usages étaient établis vis-à-vis des morts. Ces usages étaient le signe de valeurs partagées, d’une manière de respect envers la personne humaine, peut-être de croyances dans l’au-delà »12. Cet attachement de l’école au culte des morts n’aurait-il pas une raison plus profonde ? Une raison qu’exprime fort justement Anatole France dans Le livre de mon ami :
« Ici, mon père baisa la joue de ma mère, qui souriait ; puis, élevant lentement au-dessus de sa tête la dent de l’homme des cavernes, il s’écria : “Vieil homme, dont voici la rude et farouche relique, ton souvenir me remue dans le plus profond de mon être ; je te respecte et t’aime, ô mon aïeul ! Reçois, dans l’insondable passé où tu reposes, l’hommage de ma reconnaissance, car je sais combien je te dois. Je sais ce que tes efforts m’ont épargné de misères. […] Tu vécus misérable ; tu ne vécus pas en vain, et la vie que tu avais reçue si affreuse, tu la transmettais un peu moins mauvaise à tes enfants. […] Ils se sont tous ingéniés, et l’effort continu de tant d’esprits à travers les âges a produit des merveilles qui embellissent la vie” »13.
Ce culte préhistorique des morts sur lequel l’école insiste tant n’est-il pas, en réalité, celui qu’elle voue aux hommes premiers ? n’est-il pas « l’hommage de [sa] reconnaissance » à ceux qui nous ont épargné tant de « misères » ? Enseigner aux enfants ce que nous devons aux hommes préhistoriques serait ainsi une façon déguisée de leur inculquer le respect dû aux anciens. La leçon d’histoire se ferait ainsi leçon d’éducation civique. Pourtant, cet aspect de la vie préhistorique connaît un inexorable déclin pour disparaître dans les deux dernières décennies du millénaire. Cette lente agonie serait-elle la preuve qu’un fossé se creuse de plus en plus entre les générations ? Dans un même mouvement, la seconde moitié du XXe siècle, en chassant les vieux, que chante Brel, de la place centrale qui fut la leur pendant des lustres, évacuerait de ses manuels d’histoire le culte que les préhistoriques vouaient à leurs morts.
Des pierres qui sont plus que « grosses »
En revanche, il est des témoins de cette religion préhistorique qui résistent au temps qui passe comme la pierre résiste au temps qu’il fait : les menhirs. Connus de tout temps, ils ne suscitent véritablement la curiosité des érudits qu’à partir du XIXe siècle. Jusqu’à cette époque, les voyageurs « passaient tout bonnement à côté d’eux sans les voir » comme l’explique Catherine Bertho-Lavenir dans un article sur Les métamorphoses du mythe celtique14. Quelle signification donne-t-on alors de ces énigmatiques pierres dressées ? L’opinion de Flaubert est restée célèbre. Suite à une excursion en Bretagne avec Maxime Du Camp en 1847, il écrit dans Par les champs et par les grèves : « […] si l’on me demande, à mon tour, quelle est ma conjecture sur les pierres de Carnac -car tout le monde a la sienne- j’émettrai une opinion irréfutable, irréfragable, irrésistible, […] les pierres de Carnac sont de grosses pierres »15. Jean Rouaud a bien raison : « il faut vraiment que Flaubert soit un auteur considérable pour que son jugement lapidaire fasse encore autorité »16. Louis Figuier fait preuve de la même prudence, estimant que « de ces divers monuments, les allées couvertes et les tumuli sont les seuls qui entrent dans le cadre de [son] ouvrage, car seuls ils ont fourni des restes des temps antéhistoriques, et seuls ils peuvent donner des éclaircissements sur les peuples qui ont occupé une grande partie de l’Europe antérieurement à toute tradition »17. Sur les menhirs, le lecteur de L’homme primitif n’apprendra donc rien. Pourtant, Prosper Mérimée, dans sa charge d’inspecteur général des Monuments historiques, fait état, dans son rapport sur l’ouest de la France qu’il publie en 1836, de deux hypothèses concernant les alignements : l’une d’elle en fait de vastes cimetières ; « la seconde hypothèse, fort en vogue aujourd’hui, en Angleterre surtout, fait de ces avenues un temple immense, monument gigantesque d’une religion qui aurait régné sur toute la terre, et qu’on appelle ophiolatrie, c’est-à-dire culte du serpent »18. D’autres chercheurs attribuent ces monuments aux Celtes, les considérant comme des temples druidiques. Cette celtomanie, née au début du XIXe siècle, se sépare de la science officiellement en 1867 lorsque le deuxième congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistorique décide d’abandonner l’appellation « monuments celtiques » pour celle de « monuments mégalithiques »19. Pourtant, malgré la science, « l’association élémentaire qui relie Celtes, Bretons et menhirs perdure auprès du grand public dans les publications les moins contrôlées par la culture savante. […] Les arts populaires, les objets et l’espace marchand se saisissent de la thématique celtique. Sur les présentoirs de cartes postales et les couvercles de boîtes de biscuits, les côtes bretonnes et les menhirs se figent pour l’éternité, éléments d’une culture largement partagée »20. La voie est tracée pour Astérix et Obélix. Quand on sait que 280 millions d’albums des aventures d’Astérix ont été vendus de par le monde21, on comprend alors pourquoi l’origine celte des mégalithes est aussi profondément ancrée dans l’esprit des Français de la seconde moitié du XXe siècle. On évalue aussi, à sa juste mesure, la force de l’imaginaire et sa supériorité, quelquefois, sur la raison.
Si l’imaginaire semble remporter la partie dans ce match contre la raison, n’est-ce pas la faute de la science elle-même et de sa frilosité en ce domaine ? Car les préhistoriens sont très prudents sur la signification des menhirs. Jacques de Morgan, en 1921, avoue qu’« on se perd en conjectures sur la destination primitive de ces monuments, mais aucune des hypothèses proposées jusqu’ici ne repose sur des bases scientifiques ». Sans se départir de cette prudence, les scientifiques des années 1960 et suivantes osent néanmoins une timide explication. Michel Brézillon écrit en 1969 dans son Dictionnaire de la Préhistoire que les alignements « ont probablement été érigés dans une intention religieuse ». Vingt après, on peut lire dans l’ouvrage collectif dirigé par Jean Guilaine sur La Préhistoire d’un continent à l’autre que « leur fonction est sans doute religieuse, sans que l’on puisse être plus précis sous peine de tomber dans de pures hypothèses »22. Enfin, à la fin du XXe siècle, dans l’ouvrage consacré à Carnac. Les premières architectures de pierre, les auteurs estiment « qu’une grande discrétion s’impose au voisinage de ces champs de menhirs qui furent peut-être les premières cathédrales de Bretagne »23. Malgré la prudence dont ils font preuve, prudence ouvrant une brèche dans laquelle s’engouffre l’imagination, les scientifiques paraissent opter pour une fonction religieuse des menhirs. L’école reprend leur hypothèse et leur prudence Les auteurs de manuels sont bien embarassés quand ils en viennent à la question de la fonction des menhirs. Il n’en demeure pas moins qu’aucun ne succombe à la celtomanie héritée du XIXe siècle : Astérix n’est pas un héros scolaire. En revanche, ils voient tous dans les alignements des lieux de culte, « églises » ou « sanctuaires », dédiés, à partir des années 1980, au soleil. On retrouve ici la marque de l’héliotropisme, déjà évoquée, dont fait preuve l’école.
Cette forte présence des mégalithes, et notamment des menhirs, dans le discours scolaire depuis les années 1940 a des conséquences patrimoniales importantes. L’histoire des alignements de Carnac est, à cet égard, exemplaire. Arnaud Hurel, dans sa thèse sur L’institutionnalisation de l’archéologie préhistorique en France, note que « le XIXe siècle apparaît pour la Bretagne, et tout particulièrement Carnac et sa région, comme une litanie de destructions des monuments des temps anciens »24. Et il cite, à l’appui de sa démonstration, l’exemple de cet entrepreneur en bâtiment écrivant au préfet, en 1829, pour lui demander, au nom de ses collègues, l’autorisation de se servir des menhirs comme matériaux de construction. Bien évidemment, cette demande est rejetée, mais « elle permet néanmoins de se rendre compte de l’état d’esprit d’une bonne partie de la population bretonne »25. Il faut attendre la fin des années 1880 pour voir le gouvernement prendre des dispositions législatives empêchant, à l’avenir, de telles déprédations. En 1887, le Président de la République, Jules Grévy, signe le décret déclarant d’utilité publique « la conservation des monuments mégalithiques de la commune de Carnac »26. L’état est donc, dans ces années, l’empêcheur de détruire en rond. Il protège de toute la force de la loi les alignements contre une population qui ne voit en eux qu’une carrière pour ses routes et ses maisons. Il joue alors le rôle du gentil, les Bretons étant les méchants.
Puis, l’école fait son œuvre. Pendant des décennies, elle apprend aux jeunes Français que ces menhirs ne sont pas, contrairement à ce qu’en écrit Flaubert, que des « grosses pierres », mais des témoignages de l’esprit humain dans ce qu’il a de plus élaboré, la spiritualité. Les mentalités changent peu à peu : à preuve, les polémiques autour du grillage ceinturant les alignements. En 1991, l’état lance son programme de restauration des alignements carnaquois. Ceux-là seraient en danger, victimes d’une fréquentation excessive qui menacerait de les faire s’effondrer. Pour les protéger, un grillage est installé afin de limiter l’accès du public, voire de lui interdire. Cette installation se traduit par l’instauration de visites payantes et s’intègre, en 1995, dans un projet d’aménagement plus vaste. Ce projet, qui nécessiterait plusieurs expropriations, prévoit la construction d’un bâtiment d’accueil, de pistes cyclables et du report de la route départementale longeant les alignements de plusieurs dizaines de mètres. Le Monde parle alors de « la cage d’or des menhirs de Carnac » 27 et l’association Menhirs libres, créée au printemps 1993, distribue un tract aux touristes pour dénoncer cette « exploitation commerciale du site » qui aboutirait, selon elle, à la création d’un « centre d’attraction de type Menhirland »28. Cette association, estimant que le menhir devient le « tiroir caisse du nouveau millénaire », s’oppose à ce que « les alignements de Carnac soient le prétexte d’une exploitation commerciale et touristique du site ». Elle demande la disparition du grillage, l’accès libre et gratuit du site, la dissémination des parcs de stationnement et refuse le report de la route longeant les alignements29. Forte de l’appui de plusieurs personnalités, comme Florence Arthaud, Alain Barrière, Claude Nougaro et d’autres, elle mène une campagne active contre le projet gouvernemental, notamment par l’intermédiaire de son bulletin, dont le premier numéro date d’octobre 1994, et que l’on peut retrouver sur son site web. Elle organise même une manifestation à Paris en novembre 1998. En 1999, Jean-Pierre Mohen, conservateur général du patrimoine, remet son rapport sur les alignements au ministre de la Culture, Madame Trautmann. Il y préconise de « protéger l’accès au site pour maîtriser la conservation des menhirs et un couvert végétal tout en mettant en place une autre formule que le grillage », ainsi que la gratuité d’accès. Malgré d’indéniables avancées, Menhirs libres ne voit dans ce rapport que la « copie conforme des précédents projets à quelques détails près »30. L’association continue son combat et obtient en 2002 la suspension du projet et l’ouverture d’une nouvelle consultation. Le Figaro titre alors, dans son édition du 31 décembre 2002, « Carnac échappe au “menhirland” ». En 2007, rien n’est encore décidé. Dans ce combat entre l’état et des Bretons, entre le pot de fer et le pot de terre, il semblerait bien que ce soit le pot de terre qui l’emporte. Mais ce que montre cette affaire, c’est le changement radical dans les mentalités armoricaines. Au XIXe siècle, les Bretons ne voient dans ces menhirs que des pierres à casser pour en faire des routes ou des murs. Dans les deux dernières décennies du millénaire, ils sont prêts à se battre pour eux. Même si cette lutte n’est pas exempte d’arrières pensées -les époux Mary, membres actifs de l’association, sont aussi les principaux propriétaires concernés par les expropriations- elle montre, néanmoins, que les mentalités ont changé et qu’à l’indifférence succède l’attachement. Un attachement partagé par la télévision puisque près des deux tiers des personnes interrogées pour les journaux télévisés se prononcent contre le projet gouvernemental. Il semblerait bien que les rôles se soient inversés par rapport au XIXe siècle : le rôle du méchant est désormais dévolu à l’état, les gentils étant les Français. Cependant, cette opposition se répartit de façon très inégale selon la catégorie : totalement absente chez les responsables culturels, elle représente 80 % du public et 66,7 % des responsables politiques locaux. Aucun Breton interviewé ne se prononce en faveur du projet. À l’inverse, aucun responsable culturel, qu’il soit des Monuments Historiques ou de la DRAC, n’ose contredire son ministre de tutelle, devoir de réserve oblige. Il est un autre enseignement à tirer. Si la télévision diffuse vingt-cinq interviews du public, ce qui représente plus de 70 % du total, elle n’en diffuse que sept, soit 20 %, de responsables culturels. La couverture télévisuelle de cette polémique manque nettement d’équilibre, voire d’impartialité. Le petit écran semble bien avoir choisi son camp. Cette impression est renforcée par l’étude du discours journalistique puisqu’il arrive aux journalistes de prendre ouvertement parti pour les opposants au projet. Utilisant dans leurs commentaires une thématique explicitement carcérale, ils n’hésitent pas à parler de menhirs « emprisonnés dans une clôture grillagée », qui « même mis en cage, […] continuent de garder leur mystère », voire d’« une œuvre d’art mise en cage »31. Le message est clair : l’état est au patrimoine mégalithique ce que l’administration pénitentiaire est à la liberté.
Naissance de l’homme, naissance des dieux
La représentation de la Préhistoire fait ainsi des hommes premiers, sinon des mystiques, du moins des dévots, adorant le soleil et faisant des longues files de pierres dressées les allées de leurs cathédrales. L’aube de l’humanité, dans les manuels scolaires comme dans les romans de la seconde moitié du XXe siècle, est également celle de la religion. La naissance de l’Homme est contemporaine de celle du sentiment religieux. Les préhistoriques adorent de multiples dieux, leur vouent des cultes complexes dans ces cathédrales à ciel ouvert que sont les alignements. L’image que l’on en retire est ainsi double, à la limite de la schizophrénie : d’une part, celle d’une période d’obscurantisme, de superstition où l’Homme serait victime de son ignorance et de sa peur ; d’autre part, celle d’une époque de vraie spiritualité, de grand raffinement avec une humanité déjà maîtresse de ses choix. Dans le premier cas, notre espèce montrerait ainsi sa formidable capacité à surmonter les difficultés ; dans l’autre, cela prouverait que, dès le départ, elle porte en elle toutes les qualités qu’on lui connaît. Quoi qu’il en soit, qu’elle s’humanise peu à peu ou qu’elle soit humaine dès les commencements, elle est victorieuse. Entre ces deux hypothèses, entre ces deux images, il ne faut pas choisir, car elles n’en font qu’une, comme l’avers et le revers composent une seule et même pièce. Elles participent de cette ambiguïté de la représentation de la Préhistoire qui se plait à marier les contraires.
Pascal SEMONSUT
Docteur en histoire
1 H. Breuil, R. Lantier, Les hommes de la pierre ancienne, Payot, 1951, p. 310.
2 A. Leroi-Gourhan, Les religions de la Préhistoire, 1ère édition 1964, PUF Quadrige, 1995, p. 6.
3 J. Chavaillon, L’âge d’or de l’humanité. Chroniques du Paléolithique, Éditions O. Jacob, 1996, pp. 228-229.
4 G. Cholvy, Y.-M. Hilaire, Le fait religieux aujourd’hui en France. Les trente dernières années (1974-2004), Cerf, 2004, 415 p. Il s’agit des sous-titres du chapitre 2 intitulé : Les églises vont-elles disparaître ?
5 Ibid. Il s’agit des titres du chapitre 5 et de ses sous-chapitres.
6 Respectivement : F. Martin, L’Antiquité au cinéma, Dreamland éditeur, 2002, p. 98 et J.-L. Bourget, L’histoire au cinéma, Découvertes Gallimard, 1996, p. 13.
7 J. Guilaine, « Jalons historiographiques : le Néolithique, entre matériel et idéel » in J. Évin (Dir.), Un siècle de construction du discours scientifique en Préhistoire, Actes du XXVIe Congrès Préhistorique de France, tome 1, SPF, 2007, p. 446.
8 Cavanna, La Déesse Mère, Livre de poche, 1999, p. 50.
9 Retranscription de la communication faite par Pascal Hachet dans le cadre de l’exposition Comics park, préhistoires de bande dessinée dans http://www.multimania.com/mrioux/rahan/presentation.
10 H. Breuil, R. Lantier, op. cit., p. 309.
11 A. Leroi-Gourhan, Les religions de la Préhistoire, op. cit., p. 38.
12 S. A.de Beaune, Les hommes au temps de Lascaux, Hachette, 1995, p. 244.
13 A. France, Le livre de mon ami in Œuvres, tome 1, La Pléiade, NRF, 1984, p. 486.
14 C. Bertho-Lavenir, « Pourquoi ces menhirs ? Les métamorphoses du mythe celtique », Ethnologie française, 1998, tome XXVIII, 3, Astérix. Un mythe et ses figures, p. 305.
15 G. Flaubert, M. Du Camp, Par les champs et par les grèves, édition critique par Adrianne J. Tooke, Genève, Droz, 1987, pp. 269-270.
16 J. Rouaud, Le prince des lignes, Seuil, 1999, p. 15.
17 L. Figuier, L’homme primitif, hachette, 1870, p. 234.
18 P . Mérimée, Notes d’un voyage dans l’ouest de la France, Adam Biro, 1989, p. 118.
19 N. Coye, « L’âge de la pierre polie : un égarement des études néolithiques en France au XIXe siècle », BSPF, 1993, tome 90, n°1-2, p. 75.
20 C. Bertho-Lavenir, loc. cit., p. 308 et p. 309.
21 F. Maguet, « Astérix, un mythe ? Mythogénèse et amplification d’un stéréotype culturel », Ethnologie française, 1998, tome XXVIII, 3, Astérix. Un mythe et ses figures, p. 318.
22 J. Guilaine (Dir.), La Préhistoire d’un continent à l’autre, Larousse, 1989, p. 255. C’est nous qui soulignons.
23 G. Bailloud, C. Boujot, S. Cassen, C.-T. Le Roux, Carnac. Les premières architectures de pierre, CNRS Éditions/CNMHS, 1995, p. 68. C’est nous qui soulignons.
24 A. Hurel, L’institutionnalisation de l’archéologie préhistorique en France métropolitaine (1852-1941) et l’Institut de paléontologie humaine Fondation Albert Ier de Monaco, Doctorat, Histoire, sous la dir. de Jean-Paul Bled, Paris IV Sorbonne, 2004, p. 87.
25 Ibid., pp. 88-89.
26 Ibid., p. 156.
27 Le Monde, 15 août 1997.
28 Citations du Monde du 19 août 1997.
29 http://www.menhirslibres.org.
30 http://www.menhirslibres.org.
31 Journal télévisé, respectivement : Antenne 2 20h 22 juillet 1991, TF 1 20h cinq juin 1991, Arte Info 12 décembre 1998.
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