Lascaux : une nouvelle hypothèse
Lascaux : une nouvelle hypothèse
Julien d’Huy
A Lascaux, les animaux semblent courir sur les parois, tout autour des visiteurs, pour les encercler. Cette illusion de réalité et de mouvement est tellement saisissante qu’on la retrouve dans la plupart des témoignages sur la grotte.
André Malraux raconte ainsi comment « les animaux sombres et magnifiques couraient, emportés par le mouvement de nos ronds de lumière, comme une fuite d’emblèmes » (cit. Delluc, 2007, p. 83). Georges Bataille parle d’« une sorte de ronde, une cavalcade animale, se poursuivant sur les parois » (1980, p. 11). André Glory constate que, si l’on se place sous l’arrière train de l’aurochs de cinq mètres cinquante dans la rotonde, « on voit se dérouler vers soi la horde tumultueuse de tous les animaux massés autour des deux premiers taureaux. (…) On ne peut contester le génie intuitif des différents auteurs, tirant parti du cadre souterrain pour animer d’une façon sensationnelle cette spectaculaire scène de chasse » (1978). Richard Leakey, visitant pour la seconde fois la grotte, se souvient : « Les images de taureaux, de chevaux, et de cerfs, et l’impression de mouvement qui s’en dégage, me bouleversèrent autant en 1980 que la première fois » (1994, p. 132). Denis Vialou glorifie les hommes préhistoriques « d’avoir (…) libéré le mouvement imprimé aux animaux » (1987, p. 51), ces animaux qui, pour Jean Clottes, « semblent vivre sur les parois, (…) courent, sautent ou tombent à la renverse. (…) On imagine facilement des cérémonies, à la lueur vacillante des torches, qui accentuait cette impression de vie » (2003, p. 72). Enfin, Jean-François Dortier se dit impressionné par « la précision anatomique des animaux, le relief et le mouvement qui leur sont donnés, mais aussi par la puissance et la vie qui se dégagent des peintures » (2004, p. 267).
Mais les hommes préhistoriques percevaient-ils ce mouvement ? Et si oui, comment cette perception influençait-elle leurs croyances ? A travers ces questions, c’est la conception même que se faisaient les hommes préhistoriques de leur œuvre qui doit être interrogée. Deux articles, publiés dans des revues à comité de lecture, apportent aujourd’hui un début de réponse.
Constat numéro 1 : A Lascaux, les animaux dangereux étaient plus souvent fléchés que les animaux non dangereux.
Julien d’Huy et Jean-Loïc Le Quellec (2010). « Les animaux »fléchés » à Lascaux : nouvelle proposition d’interprétation. » Préhistoire du Sud-Ouest, 18(2) : 161-170.
L’idée que certains animaux de Lascaux étaient fléchés n’est pas nouvelle, et s’est retrouvée sous la plume des plus grands préhistoriens (Bergounioux et Glory 1943 ; Laming-Emperaire et Roussel 1950 ; Leroi-Gourhan 1979, p.310 ; Soubeyran 1991). Dans une étude récente (2010), Julien d’Huy et Jean-Loïc Le Quellec ont établi que les animaux dangereux de la célèbre grotte (félins / aurochs / bisons) semblaient davantage affectés par des signes angulaires et barbelés – considérés comme armes de jet ou « flèches » – que des animaux plus inoffensifs (chevaux / bouquetins / cerfs et biches). Ainsi en est-il par exemple des bisons, que l’on voit ailleurs charger un être humain (Scène du Puits à Lascaux, Villars, Roc-de-Sers, ou des félins.
Les auteurs expliquent ce choix préférentiel par une magie de la destruction – à mettre éventuellement en relation avec la notion de chasse qualifiante – ou par une crainte de l’animation des images. Dans ce cas, les flèches détruiraient les figures dès qu’elles viendraient à s’animer. Remarquons qu’une telle pratique existait en Egypte antique et dans le Sahara libyen (d’Huy 2009, d’Huy et Le Quellec 2009). Une telle constatation laisse donc penser que les artistes de Lascaux considéraient leurs œuvres comme potentiellement vivantes, en accord avec ce que nous en percevons aujourd’hui.
Constat numéro 2 : La distribution des animaux à Lascaux reflètent leur distribution naturelle
Julien d’Huy (2011). « La distribution des animaux à Lascaux reflèterait leur distribution naturelle. » Bulletin de la Société historique et archéologique du Périgord, Tome CXXXVIII : 493-502.
Un autre élément vient étayer cette supposition. Les animaux ne sont pas disposés de manière aléatoire dans le dispositif pariétal de la grotte. Ainsi, les bisons, les aurochs et les bouquetins ne sont pas représentés côte à côte. En revanche, on peut mettre en évidence des systèmes bisons-chevaux-lions et aurochs-chevaux-cerfs-ours (Tauxe 2007).
Julien d’Huy (2011) remarque que cette répartition peut s’expliquer par les affinités qu’entretiennent les espèces entre elles. L’aurochs et le bison ne font pas bon ménage et, rassemblés dans un même enclos, se livrent à des combats violents. Inversement, le caractère social des cervidés et des chevaux leur permet de s’associer à d’autres espèces.
A cette répartition par affinité se superpose une répartition par biotope. Les bisons et les lions vivent dans les prairies et les steppes, alors que les aurochs, les cerfs et les ours fréquentent plutôt les forêts et les marais. Enfin, les bouquetins se plaisent dans les milieux rocheux, tandis que les chevaux sont très ubiquistes, pouvant s’adapter à de nombreux milieux.
Remarquons que cette analyse rejoint partiellement les intuitions distributionnelles d’André Leroi-Gourhan, tout en leur donnant une assise empirique.
Conclusion
Les données s’accumulent, permettant de supposer une approche « naturaliste » des images de Lascaux par leurs créateurs. Les animaux de la grotte devaient leur sembler bien vivants,
puisqu’ils respectèrent leurs besoins vitaux et se prémunirent contre une éventuelle animation.
Julien d’Huy, Institut Marcel Mauss (UMR 8178), Equipe LIAS
http://independent.academia.edu/JuliendHuy/Papers
Références
BATAILLE G. (1980), Lascaux ou la Naissance de l’Art, éd. Albert Skira, Genève, 149p.
BERGOUNIOUX F.-M. et GLORY A. (1943), Les premiers Hommes: précis d’anthropologie préhistorique, Didier ,Toulouse, 463p.
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DELLUC G. (2007), Une vision »chamanique » à Lascaux ? Pas d’hallucination au CO2, in : M. Lorblanchet, J.-L. Le Quellec, P.G. Bahn, H.P. Francfort, B. et G. Delluc dir., Chamanismes et Arts préhistoriques : Vision critique, « collection des Hespérides », éd. Errance, Paris, p. 68-104.
DORTIER J.-F. (2004), L’Homme, cet étrange Animal, éd. Sciences Humaines, Auxerre, 398p.
d’HUY J. (2009), New Evidences for a Closeness between the Abu Râ’s Shelter (Eastern Sahara) and Egyptian Beliefs, Sahara, n°20, p.125-126.
– (2011), La distribution des animaux à Lascaux reflèterait leur distribution naturelle, Bulletin de la Société historique et archéologique du Périgord, vol. CXXXVIII, p.493-502.
d’HUY J. & Le QUELLEC J.- L. (2009), Du Sahara au Nil : la faible Représentation d’Animaux dangereux dans l’Art rupestre du Sahara oriental pourrait être liée à la Crainte de leur Animation, Les Cahiers de l’AARS, n°13, p.85-98.
– (2010), Les animaux »fléchés » à Lascaux : nouvelle proposition d’interprétation, Préhistoire du Sud-Ouest, vol. 18, n°2, p.161-170.
LAMING-EMPERAIRE A. et ROUSSELIN M. (1950), La Grotte de Lascaux, ed. Caisse Nationale des Monuments historiques, Paris, 32 p.
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SOUBEYRAN F. (1991), Nouveau regard sur la pathologie des figures pariétales, Bulletin de la Société historique et archéologique du Périgord, CXVIII, p. 523-560.
TAUXE D. (2007), L’Organisation symbolique du Dispositif pariétal de la Grotte de Lascaux. Bulletin préhistorique du Sud-Ouest, n°1, p. 177-266.
VIALOU D. (1987), L’Art des Cavernes : les Sanctuaires de la Préhistoire, « Science et découverte », éd. Le Rocher : Monaco, 125p.
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