L’Affaire de l’abri du Poisson aux Eyzies Otto Hauser non coupable
L’Affaire de l’abri du Poisson aux Eyzies Otto Hauser non coupable
Brigitte et Gilles Delluc
Préhistoriens
Au départ, l’histoire est assez simple. En 1912, Jean (dit Maurice) Marsan. de Manaurie, avec l’autorisation du propriétaire Simon Soufron, fit des recherches dans un abri situé en rive gauche du vallon de Gorge d’ Enfer aux Eyzies. Un jour où, couché dans l’excavation, Marsan prenait quelque repos, il découvrit fortuitement la sculpture d’un poisson recouverte de lichens. La découverte fit grand bruit et attira de nombreux visiteurs. Une carte postale d’avant 1914 montre, près de la maison dite la « chaumière », un écriteau disant:
« Dessin sur roche. Pour visiter, s’adresser à M. Marsan à Manaurie« . Le touriste pouvait donc visiter l’abri du Poisson avant 1914 (Delluc, 1991 b, p. 736 fig. 4).
Mais la découverte fit des envieux. Cette sculpture faillit être détachée de son support rocheux et on cite souvent à tort Otto Hauser, le préhistorien antiquaire suisse (originaire de Bâle), comme commanditaire de cette opération (note 1). A. Roussot voit aussi dans la transaction « l’intermédiaire d’Otto Hauser » ; il cite la date du Il novembre 1912 pour l’intervention de D. Peyrony (Roussot, 1964, p. 110) (note 2).
Un peu plus tard, D. de Sonneville-Bordes, sous une photographie de ce poisson sculpté, écrit: « Les perforations qui encadrent le bas-relief sont modernes: à la veille de la Première Guerre mondiale, l’antiquaire O. Hauser avait tenté de l’enlever pour le vendre à l’étranger » (Sonneville-Bordes, 1964, légende de la fig. h.-t. 104). Tout récemment encore, c’est toujours O. Hauser qui est impliqué dans « le scandale de l’abri du Poisson, dont il tenta de détacher la sculpture pariétale » (Cleyet-Merle et al., 1990, p. 4). Une phrase du Guide Dordogne Périgord (1993, p. 163) semble dérivée du texte de D. de Sonneville-Bordes: « Les trous que l’on remarque à côté de cette oeuvre d’art sont dus à un antiquaire allemand (sic), Otto Hauser, qui vivait du commerce des objets préhistoriques au début du siècle ».
Pourquoi ces attributions erronées? Il nous semble que c’est H. Breuil qui, le premier, a cité O. Hauser, sinon comme le responsable du méfait, du moins comme un acquéreur potentiel, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Dans un texte écrit quelque quarante ans après les faits, l’abbé en effet parle de ce saumon « que Jean le pêcheur de Laugerie avait découvert et tentait de vendre à Hauser » (Breuil, 1952, p. 305). Et la légende a fait le reste …
Quels sont les faits? C’est le 9 décembre 1912 au soir, que D. Peyrony, qui ne connaissait l’abri que depuis le 6 décembre et seulement de l’extérieur du grillage d’entrée (note 3) , avait appris cette secrète tentative et en avait avisé H. Hubert, qui prévient le sous-secrétariat aux Beaux-Arts. Le préfet de la Dordogne, sur ordre télégraphié de ce ministère, fit arrêter les travaux de découpage, poser des scellés sur la porte d’entrée le Il décembre 1912, à 9 heures du soir. D. Peyrony fit photographier la sculpture, à la demande du sous- secrétariat d’état aux Beaux-Arts; il l’examina le 9 janvier 1913 et fit classer l’abri parmi les Monuments historiques (le 29 mars 1913), exproprier le terrain au profit de l’État et fermer l’abri par un mur à la fin de la guerre (D. Peyrony, cahier na 19).
Mais, comme on dit, on ne prête qu’aux riches et le récit qui suit le montre clairement. Otto Hauser n’est pour rien dans cette affaire et d’autres personnages sont en cause dont les noms ne sont habituellement pas cités. On verra même que les protagonistes firent de leur mieux pour ne pas alerter O. Hauser. Mais alors, qui est le coupable?
Sans plus attendre, ouvrons ce dossier. Résumons. Au début du siècle, les fouilles dans la vallée de la Vézère ne se poursuivaient pas sans difficultés. Les richesses de notre patrimoine avaient attiré beaucoup d’amateurs. Les Eyzies et la vallée de la Vézère recevaient, à l’époque, la visite de nombreux étrangers. Ils se heurtaient à quelques officiels français, comme D. Peyrony, H. Breuil et L. Capitan, et aussi au monopole de fai t qu’exerçaient certains fouilleurs installés en Périgord depuis longtemps, tels O. Hauser et des Périgordins, plus soucieux de revenus que de recherche pure. En ce mois de décembre 1912, par exemple, la justice se préoccupait d’outils de silex (provenant de Laussel et de Laugerie-Basse) détenus par R. Peyrille, l’ancien fouilleur du Dr J.G. Lalanne à Laussel.
Le Geheimrat (conseiller privé) Prof. Dr Carl Schuchhardt, directeur du Musée anthropologique de Berlin (département de Préhistoire et Antiquités), s’était trouvé aux Eyzies, avec plusieurs savants allemands, peu après la découverte du poisson sculpté. Ce sont eux qui avaient conçu en secret le projet d’achat de la sculpture et son enlèvement. Après s’être vanté d’avoir obtenu la vente d’un bloc gravé d’un bouquetin (note 4), en présentant à R. Peyrille le trésorier de la Société d’Anthropologie de Berlin, M. Sôkeland, fabricant de Pumpemickel (pain noir), comme « Monsieur le Député de Berlin »(il était en fait conseiller municipal de Berlin), Schuchhardt a raconté une autre aventure dans son livre sur sa vie et ses travaux (Schuchhardt, 1944, p. 305-306 ; Brandt, 1970, p. 124- J 25) : les épisodes cachés de l’affaire du Poisson (note 5).
Voici le texte narrant les conditions quasi orientales de ce marchandage, où transparaissent l’avidité d’un directeur de musée et la rapacité d’un Périgordin, chacun étant prêt à tout pour assouvir l’un sa passion de collectionneur, l’autre son appât du gain: « Je dus mener, écrit C. Schuchhardt, seul et en grand secret une autre négociation pour une sculpture beaucoup plus précieuse. Le propriétaire d’une épicerie à Manaurie, près de la Micoque, m’avait envoyé des propositions à Berlin, pour l’acquisition au prix de 20 000 F, du relief d’un grand poisson qui se trouvait dans un abri à Gorge d’Enfer, et dont il était propriétaire. Hauser ne devait rien apprendre car il était toujours très jaloux quand on achetait à quelqu’un d’autre que lui.
La « Vénus de Laussel » que je devais à Yerworn avait été qualifiée par lui de faux [il s’agit de la Vénus dite de Berlin, disparue depuis 1945].
Je profitais de ce que Hauser se soit absenté pendant quelques jours pour examiner cette oeuvre d’art avec le cultivateur, dans la grotte fermée, et ensuite, pour discuter avec lui dans une arrière-cuisine. De cognac en cognac (note 6), les tractations durèrent encore deux heures; l’affaire se présentait exactement comme en Orient: quand l’offre et la demande s’écartent trop l’un de l’autre, on dévie sur un autre sujet. On se raconte donc des histoires de familles. On cherchait un contact personnel. Puis on reprenait un nouvel élan : l’offre était augmentée, la demande diminuée, mais on était toujours encore très éloigné l’un de l’autre. Ensuite on discuta de Bordeaux. Puis il fallut décrire Berlin. Une nouvelle tentative resta encore sans succès … Jusqu’à ce que, enfin, et heureusement, l’écart entre 5 000 et 20 000 F se soit refermé sur 10 000 (note 7).
Le paysan voulait faire découper le relief dès que nous serions repartis et me l’envoyer à Berlin. Il recevrait son argent à ce moment-là. Car il était clair que tant que nous serions là, un travail dans la grotte aurait paru suspect aux gens ayant la fibre patriotique, et pouvait provoquer une intervention d’en haut. On nous avait déjà libéré avec réticence le terrain de Hauser; Gorge d’Enfer se trouvait au-delà. Nous avions appris que le Préfet du Périgord était fou de rage de notre présence et qu’il nous aurait volontiers jetés dehors plutôt le jour-même que le lendemain. Rien d’étonnant à cela! Qu’on imagine un directeur de musée de Paris s’établissant en Thuringe et se mettant à fouiller pour disparaître ensuite avec le butin. Dès le deuxième jour. un gendarme allemand l’aurait reconduit à la gare.
Finalement. je n’ai pas reçu mon poisson. Dès que nous eûmes quitté Les Eyzies. la grotte fut déclarée propriété de l’État, et le propriétaire dut se contenter d’une modeste indemnité. Mais j’avais dessiné le poisson et j’inclus cette esquisse, Le fait qu’il soit la seule représentation d’un animal aquatique du Paléolithique le rend évidemment doublement remarquable. Comme étude d’après nature. il peut s’aligner sur les meilleures oeuvres d’une époque où l’on avait le coup d’oeil juste. La tête assez pointue et le long corps mince font penser à un brochet ou à une truite saumonée. Le relief avait été sculpté dans la pierre du plafond et avait une longueur de 1,08 m ».
Ainsi il se confirme que le musée archéologique de Berlin était impliqué dans la tentative d’enlèvement du bas-relief de l’abri du Poisson. Otto Hauser, en revanche, était resté totalement en dehors de cette affaire et il a même été tenu soigneusement à l’écart. Il continuera pourtant à être accusé de ce méfait comme cie nombreux autres.
Tout particulièrement après son départ précipité d’août 1914, à la déclaration de la guerre, les principaux griefs des préhistoriens français contre lui seront, comme on le sait, la vente – à l’Allemagne – du squelette du Moustier et de celui de Combe Capelle en 1912.
Tout cela nous choque quelque peu aujourd’hui. Mais c’était dans les habitudes de l’époque. A titre d’exemple, il n’est pas indifférent de connaître l’avis du jeune – mais déjà influent – abbé Henri Breuil, dans cet immédiat avant-guerre, sur la vente des collections préhistoriques. Ces transactions, il les considérait comme inévitables voire comme nécessaires pour subvenir aux besoins des recherches. C’est lui qui écrivait au préhistorien Louis Didon à propos de la collection que ce dernier avait exhumée de l’abri Blanchard (Sergeac) : « Je crois que vous trompez en croyant trouver un acquéreur de toute la collection, à moins que ne soit Hauser ou un compère du même poil. A mon sens, il n’y a aucune utilité à ne pas diviser cette collection et je suis certain qu’il y aurait avantage sensible à la diviser … Quant au musée susceptible d’acquérir l’ensemble, il n’existe pas … » (Breuil, lettre à L. Didon du 23 janvier 1911, in Delluc, 1981). L’abbé se montrait même partisan de la vente objet par objet plutôt que de la vente de l’ensemble: ‘Tai servi dix fois d’intermédiaire bénévole pour des acquisitions allant de 50 F à 20 000 F f .. .] Vos appréciations sont un peu élevées, et ce n’est que dans la vente au détail qu’on peut [en] approcher. Les prix de gros ne sont pas comparables … » (du même au même, 25 janvier 1911, ibid.).
N’insistons pas. Mais, effectivement, le produit des fouilles de l’abri Blanchard (et, plus tard, celui de la fouille de l’abri Labattut dans le même vallon) seront dispersés dans une douzaine de dépôts. y compris un musée de Breslau, alors en Silésie allemande (ibid.). Il ne s’agissait, pourrait-on dire, que d’objets de silex, d’os et de bois de cervidés et non de ces squelettes d’hommes préhistoriques que Maurice Barrès appellera « la cendre de nos morts » …heures pour d’autres tâches, municipales, sociales, touristiques, ou pour notre compagnie dont il fut vice-président.
Brigitte et Gilles Delluc
Bulletin de la Société Historique et Archéologique du Périgord – Tome CXXIV – Année 1997
Note 1 . Le qualificatif d’antiquaire, traditionnellement affecté à O. Hauser, est bien sûr bivalent, ambigu. Il peut désigner aussi bien un archéologue au sens ancien du mot (voir E. Littré, 1873), qu’un négociant, au sens moderne de celui-ci.
Note 2 – C’est D. Peyrony qui mentionne ce mois de novembre dans une publication plus tardive (Peyrony, 1932, p. 246). Il s’agit en fait de décembre (voir note 3).
Note 3 – A ce moment, le propriétaire lui avait affirmé qu’en cas de vente, il donnerait la priorité à la France. Les indications qui suivent sur les journées de décembre 1912 proviennent du cahier manuscrit n’19 de D. Peyrony, rédigé au jour le jour, conservé à l’Institut du Quaternaire de Bordeaux, aimablement communiqué par J.-M. Bouvier, qui, alerté par nos soins, a signalé dans une note la non-intervention de O. Hauser dans l’affaire de l’abri du Poisson (Bouvier, 1978). A noter que D. Peyron y appelle Schuckard le Pr Dr K. Schuchhardt. J.-M. Bouvier a fait remarquer que seule la version anglaise, traduite par P. Smith, indique que le saumon a été « secretly sald ta the Berlin Museum by Hauser » et relève les attributions à O. Hauser figurant dans les textes de H. Breuil, D. de SonnevilleBordes et A. Roussot (ibid.). Mais nous ne connaissions pas à l’époque l’intervention de C. Schuchhardt. Ajoutons que K. Brandt avait déjà plaidé, dans la préface de son livre, l’innocence de O. Hauser dans cette affaire (Brandt, 1970).
Note 4 – Nous avons retrouvé ce bloc au musée de Pré et Protohistoire de Berlin. Il proviendrait de Laugerie Basse (fouilles des Marseilles) : c’est du moins ce qu’indique la légende d’une carte postale antérieure à 1912 (Bloc frères, éditeur, Bordeaux). Il semble donc provenir d’une excavation de R. Peyrille. Cette dernière doit se situer en 1910-1911, car O. Hauser avait loué le site vers 1907 pour trois années et la fouille fut reprise par J. -A. Le Bel et J. Maury au printemps de 1912 (Maury, 1934, p. 6). Le Museum für Vor- und Frühgeschichte est aujourd’hui abrité dans l’ancien théâtre de Langhans au château de Charlottenbourg, dans la partie occidentale de Berlin; il a succédé au V61kerkundmuseum de la Prinz-Albrecht-Strasse, proche du Reichstag, détruit par la guerre. Comme le crâne de l’homme du Moustier et contrairement au crâne de Combe Capelle (crânes exhumés par O. Hauser) et à la « vénus de Berlin » provenant de Laussel (par l’intermédiaire de R. Peyrille, indélicat fouilleur du Dr Lalanne), ce bloc a échappé aux bombes et obus russes de 1945 (Delluc, 1996).
Note 5 – L’année de publication de cet ouvrage et l’absence de traduction française expliquent que ce témoignage n’ait pas été recueilli par les auteurs français.
Note 6 – S’agit-il vraiment de cognac ou plutôt d’une eau de vie locale? Nous ne pouvons le préciser. Cela ne change d’ailleurs pas grand chose à cette navrante discussion,
Note 7 – Soit environ 140 000 F de 1997.
Bibliographie et sources
BOUVIER J.-M. 1978 : Le Poisson, Otto Hauser et les autres, Bull. de la Société d’Etudes et de Recherches Préhistoriques des Eyzies, n° 27, p. 55-58.
BRANDT K. 1970 : Otto Hauser. Die tragik eines urgeschichtsforschers
(Mannus Bibliothek), Bonn, Refo Druck + Verlag Witten-Ruhr, 227 p., 150 fig. (traduction D. Tiocca).
BREUIL H. 1952 : Quatre cents siècles d’art pariétal, Centre d’Etudes et de
Documentation préhistoriques, Montignac, 419 p., ill.
CLEYET-MERLE J.-J. et al. 1990 : Lartet, Breuil, Peyrony et les autres, une histoire de la préhistoire en Périgord, 1810-1940, Le petit journal des qrandes expositions (au Musée national de Préhistoire des Eyzies, 29 juin-15 octobre 1990), Réunion des musées nationaux, 4 p., ill.
DELLUC B. et G. 1981 : La dispersion des objets de l’abri Blanchard (Sergeac, Dordogne), Bull. de la Société d’Etudes et de Recherches Préhistoriques des Eyzies, n° 30, p. 77-95, 4 fig.
DELLUC B. et G. 1991a : L’art pariétal archaïque en Aquitaine, XXVIW suppl. à Gallia- Préhistoire, Ed. du C.N.R.S., 393 p., 23 5 fig., V tabl. et 1 rabat dépliant.
DELLUC B. et G. 1991 b : Après un siècle de fréquentation des grottes et abris ornés, Bull. de la Société historique et archéologique di: Périgord, CXVIII, p. 733-741,7 fig.
DELLUC B. et G. 1996 : Quelques objets périgordins du Musée de
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MAURY J. 1925 : Laugerie Basse. Les fouilles de J.-A. Le Bel, .rnprirnerie
Monnoyer, Le Mans, 24 p., ill. (nouvelle édition en 1934).
PEYRONY D. 1932 : Les abris Lartet et du Poisson, L’Anthropologie, 42, p.
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RICHARD D. (sous la direction de) 1993 : Le Guide Dordogne-Périgord,
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ROUSSOT A. 1965 : Les découvertes d’art pariétal en Pé’igord, in, Centenaire de la Préhistoire en Périgord (1864-1964), suppl. au tc-ne XCI du Bulletin de la Société historique et archéologique du Périgord, p. 99-125. SCHUCHHARDT C. 1944 : Aus Leben und Arbeit, W. De Gruyter et Co.
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SONNEVILLE BORDES D. de 1967 : La Préhistoire moderne, Fanlac,
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