La guerre du feu : postérité d’un chef d’œuvre
par Pascal SemonsutDocteur en histoire
De son baptême touareg à ses premiers pas dans la grotte Chauvet, Jean Clottes raconte toutes ses re« La Préhistoire ne nous apparaît pas seulement comme une science, mais comme une grande et belle légende symbolique – et peut-être la plus belle et la plus grande de toutes […] en vain tentons-nous de trouver la fiction aussi belle que la vérité. Comme puissance d’imagination, comme grandeur, comme majesté, comme mystère poignant, celle-ci nous domine ainsi qu’une tempête véritable domine une tempête de théâtre » 1 . Pourtant, la « tempête de théâtre », que l’auteur de ces lignes, Joseph-Henri Rosny, déclenche il y a maintenant un siècle, fait depuis entendre ses rugissements et rouler ses vagues dans des domaines aussi variés que la littérature, l’archéologie, la bande dessinée et le cinéma. Elle s’appelle La guerre du feu.
Une centenaire de la littérature
Rosny Aîné, de son vrai nom Joseph-Henri Boëx, « n’est pas seulement un précurseur de la science-fiction moderne, il est aussi celui du roman préhistorique, quoique le terme de précurseur, en l’espèce, ne soit pas tout à fait approprié puisque, avec ce type de livres, [il] fait davantage figure de cas unique dans l’histoire des lettres : on ne voit pas qui en aurait écrit avant lui et, autour de lui et après lui, on ne rencontre que des imitations plus ou moins réussies- et encore ne forment-elles qu’un petit corpus romanesque »2 . Cette affirmation de Jean-Baptiste Baronian, éditeur pour la collection Bouquins de chez Laffont d’une intégrale de ses romans préhistoriques, est quelque peu exagérée : l’œuvre du maître a été précédée et suivie d’autres, qui, sans en avoir son envergure, que ce soit par le nombre de titres ou par la célébrité, sont néanmoins importantes. Il n’est que de citer, en précurseurs, des auteurs comme Adrien Arcelin ou Élie Berthet et, en héritiers plus ou moins revendiqués, Jean-Claude Froelich, Michel Peyramaure, Louis Mirman, Jean-Luc Déjean, plus récemment Pierre Pelot, et, venue des Etats-Unis, Jean M. Auel. Il est plus juste, en fait, d’affirmer avec Pierre Versins que « Rosny reste le maître incontesté d’un thème dont on peut dire que, s’il ne le créa pas, il y apposa sa marque indélébile, [racontant] dans une langue admirablement bien adaptée à ce qu’il disait, rocailleuse et sauvage, inimitable, une épopée qui n’est pas près de disparaître de l’esprit » 3 .
S’il peut y avoir discussion sur la singularité de Rosny et de son œuvre, il est tout à fait légitime, en revanche, d’accorder à La guerre du feu le qualificatif de chef-d’œuvre. Il ne s’agit pas là de son premier roman préhistorique puisqu’il a été précédé de Vamireh, en 1892, suivi d’Eyrimah, un an après. Initialement paru dans la revue Je sais tout, en 1909, il sort en librairie en 1911, chez Eugène Fasquelle. Réédité constamment depuis, comme on peut le voir dans le graphique, il est l’un des plus grands succès de la librairie française : plus de deux millions de lecteurs francophones, depuis maintenant plus d’un siècle, ont déjà suivi les aventures de Naoh 4 .
Un chef d’œuvre, vraiment ? Un chef d’œuvre, vraiment. Que notre lecteur en juge avec ces trois extraits qui ouvrent et closent le roman :
« Les Oulhamr fuyaient dans la nuit épouvantable. Fous de souffrance et de fatigue, tout leur semblait vain devant la calamité suprême : le Feu était mort ».
« Faouhm leva les bras vers le soleil, avec un long hurlement : que feront les Oulhamr sans le Feu ? cria-t-il. Comment vivront-ils sur la savane et la forêt, qui les défendra contre les ténèbres et le vent d’hiver ? Ils devront manger la chair crue et la plante amère ; ils ne réchaufferont plus leurs membres ; la pointe de l’épieu demeurera molle. Le Lion, la Bête-Aux-Dents-Déchirantes, l’Ours, le Tigre, la Grande Hyène les dévoreront vivants dans la nuit ».
« Faouhm, saisissant Gammla par la chevelure, la prosterna brutalement devant le vainqueur. Et il dit :
- Voilà elle sera ta femme…Ma protection n’est plus sur elle. Elle se courbera devant son maître ; elle ira chercher la proie que tu auras abattue et la portera sur son épaule. Si elle est désobéissante, tu pourras la mettre à mort.
Naoh, ayant abaissé sa main sur Gammla, la releva sans rudesse et les temps sans nombre s’étendaient devant eux ».
Qui pourrait rester insensible devant la puissance romanesque, la force évocatrice de ces lignes ? Qui pourrait résister au voyage auquel elles nous invitent ? Peu d’entre-nous, la plupart suivant, fascinés, les pas de Naoh par steppes et marais. Parmi ceux-là, des préhistoriens, et non des moindres, et un étonnant voyageur.
Des préhistoriens et un étonnant voyageur
Henry de Lumley déplie pour son lecteur les replis de ses souvenirs d’enfance marseillaise : « l’événement le plus important de mon enfance s’est produit lorsque Marseille a été bombardée, en mai 1944. Il y a eu 5000 morts. J’avais alors neuf ans, le collège du Sacré Cœur, où j’étais scolarisé, a dû fermer et je suis resté chez moi. Pour m’occuper, ma mère m’a acheté un livre : La guerre du feu, de Rosny Aîné, dans lequel je me suis plongé avec fascination. C’est ce livre qui a décidé de ma carrière : après l’avoir lu, je n’ai eu de cesse de m’intéresser aux premiers hommes » 5 .
François Bordes exprime exactement la même dette quand il écrit, en préface à une réédition du même livre :
« C’était un après-midi d’ennui, comme en a connu tout enfant, quand la pluie bat les vitres et que les jeux plus calmes qui conviennent à l’intérieur des maisons n’offrent pas assez d’attraits. J’avais environ onze ans et me trouvais en visite chez un ami. Nous ne savions que faire. Mon camarade monta dans sa chambre et revint avec une brassée de livres. Sans grand enthousiasme, j’en pris un et l’ouvris : c’était La Guerre du Feu [en gras dans le texte]. « Les Oulhamr fuyaient dans la nuit épouvantable… ». Doucement, le crépuscule tomba, sans que je m’en rendisse compte. J’étais loin, bien loin, dans l’espace et dans le temps, aux âges farouches, sur les rives du Grand Fleuve. Et quand, emportant le livre, je rentrai chez moi ce soir-là, ma vocation de géologue et de préhistorien était déjà décidée, sans que je le susse encore »6 .
Quiconque aime lire a été marqué par un livre. Là, il s’agit d’autre chose : un livre, en l’occurrence le chef-d’œuvre de Rosny Aîné, accouche d’une vocation ; il ne suscite pas l’intérêt, bien plus il décide d’une vie, une vie toute entière dédiée à la Préhistoire. L’enfant terrorisé par le bombardement de Marseille deviendra directeur du Muséum National d’Histoire Naturelle, directeur de l’Institut de Paléontologie Humaine et créateur d’un nombre impressionnant de musées dédiés aux temps premiers (Quinson, Tautavel, Terra Amata, etc.) parce qu’il aura lu : « Naoh ayant abaissé sa main sur Gammla la releva sans rudesse et les temps sans nombre s’étendaient devant eux ». Et, en fuyant dans la nuit épouvantable, les Oulhamr auront conduit avec eux le jeune François Bordes à la faculté des sciences de Bordeaux, à la direction de son Institut du Quaternaire puis à celle des Antiquités préhistoriques d’Aquitaine.
Sans Rosny, aurions-nous eu de Lumley ou Bordes ? Aurions-nous eu également Michel le Bris ?
Dans son dernier livre sorti en 2019, Pour l’amour des livres, l’auteur de L’homme aux semelles de vent, le créateur du festival Etonnants voyageurs à St Malo affirme la même dette envers La guerre du feu : « En récompense de mon examen réussi d’entrée en sixième, ma mère m’avait promis un livre. Que nous étions allés choisir solennellement à Morlaix, […]. La guerre du feu, de J.H Rosny Aîné, roman des âges farouches aujourd’hui quelque peu oublié, dans la collection Rouge et or. […] Je fus foudroyé net, dès la première phrase […]. Quelle entame ! Comment dire cette sensation d’être pris, emporté ? J’avais poursuivi, comme en état second […]. Un monde s’ouvrait devant moi, prodigieux et terrible, dans le déploiement de sa puissance. […], et les phrases du livre roulaient comme les vagues de la mer, charriaient dans leur flux images et mots rares, éclataient, triomphales, sur les récifs –oui, ce livre était comme la mer, là dehors, contenait en lui toute la fureur d’un monde en gésine […]. Pour la première fois, il me semblait qu’en des mots se trouvaient enclos les merveilles et les effrois du monde, que des mots avaient le pouvoir d’en convoquer les puissances, peut-être même les créer. […]. De ce voyage, je crois bien n’être jamais revenu… » 7 . Ce voyage est également celui de deux auteurs de bande dessinée.
La guerre du feu dans les bulles
Le roman de Rosny a donné lieu à deux adaptations majeures en bande dessinée. La première, chronologiquement, est celle de René Pellos (1900-1998), que l’on connaît surtout comme l’auteur des Pieds Nickelés. Il explique ce qui l’a conduit à retrouver les traces de Naoh pour les installer dans des planches : « J’ai fait cette bande dessinée pour Zorro chez Chapelle. Il m’a appelé et m’a dit qu’il pouvait avoir l’autorisation de Rosny pour La guerre du feu. Je lui ai dit que j’étais d’accord à condition de pouvoir l’adapter comme je l’entendais. […] Je garde un très bon souvenir de cette bande et, de plus, l’histoire par elle-même était splendide. Les personnages se bagarraient dans les forêts, dans les montagnes…Des aventures multiples avec les animaux, c’était merveilleux à mettre en images. Une histoire sur mesure pour moi » 8. Cette adaptation est publiée par l’hebdomadaire Zorro du n° 222 du 10 septembre 1950 au n° 267 du 15 juillet 1951.
Soixante ans plus tard, un autre dessinateur s’empare de cette œuvre : Emmanuel Roudier. Emmanuel Roudier est alors bien connu des amateurs de bande dessinée préhistorique pour deux sagas : Vo’Hounâ9 et Néandertal10 . Il publie cette dernière -pour l’instant- adaptation aux éditions Delcourt, en trois tomes en 2012, 2013 et 2014. Il partage la même fascination que son prédécesseur pour les aventures du plus valeureux des Oulhamr : dans le tome 3, il remercie les « amoureux de La guerre du feu qui ont partagé avec [lui] leur passion pour ce roman magnifique ». Passion qu’il porte également à l’adaptation qu’en fait Jean-Jacques Annaud pour le cinéma, l’un des « deux films qui ont marqué très profondément [son] imaginaire et dont les fortes images et thématiques se sont amalgamées dans les replis de [son] subconscient […]…alchimie sublime, mélange confus des époques et des ancêtres, la sauce prend avec une fraîcheur et une intensité qu’on ne peut que souhaiter […]. Et cette sauce a laissé dans [sa] mémoire un souvenir indélébile » 11 .
La guerre du feu d’Annaud
Trois ans seulement après sa sortie en librairie, La guerre du feu est adaptée pour le tout jeune cinéma par Georges Dénola. Hormis auprès des cinéphiles les plus aguerris, ce film est totalement tombé dans l’oubli. Il n’en est pas du tout de même pour l’adaptation de Jean-Jacques Annaud. Sorti en décembre 1981, avec Everett Mc Gill (Naoh), Ray Dawn Chong (Ika) et Ron Perlman (Amoukar) dans les rôles principaux, son film est le grand succès du cinéma du début des années 1980. Avec près de cinq millions d’entrées, un chiffre jamais égalé ni même approché pour un film de ce genre, il représente à lui seul un tiers des entrées réalisées par l’ensemble des films de Préhistoire pour toute la seconde moitié du XXe siècle.Il est récompensé en 1982 par le César du meilleur réalisateur et du meilleur film -devant, excusez du peu, Coup de torchon de Bertrand Tavernier, Garde à vue de Claude Miller et Les uns et les autres de Claude Lelouch. Gérard Brach, Philippe Sarde, Claude Agostini, Brian Morris sont nominés pour, respectivement, le meilleur scénario, dialogues et adaptation, la meilleure musique, la meilleure photo et les meilleurs décors. Il obtient en 1983 l’Oscar et le Bafta des meilleurs maquillages décernés à Sarah Mozani et Michèle Burke et est nominé, la même année, aux Golden Globes pour le meilleur film en langue étrangère.
Le réalisateur et son scénariste, Gérard Brach, ont « une maîtresse commune : la préhistoire ! Aucun autre sujet ne pouvait [les]
passionner davantage que celui-ci et chacun [d’eux] s’exalta à l’idée de cette folle idée » 12 . Pour Annaud, « La Guerre du Feu avait un immense mérite, celui de proposer un thème simple et universel à un moment charnière de l’histoire de l’humanité : cette histoire simple d’un héros à qui l’on confie le destin de sa tribu, en lui demandant de ramener le feu que l’on ne sait pas faire, est une mission clairement identifiable, un drame humain auquel on peut se référer et qui propose une structure dramatique tout à fait exemplaire. Un des objectifs qu’on recherche quand on écrit un film est de permettre l’identification à une difficulté : on aime partager le drame de quelqu’un ; or là, la responsabilité du personnage de Naoh est qu’il se voit confier cette chose inouïe de devoir ramener impérativement le feu sinon ce groupe humain auquel il appartient risque de disparaître. C’est un thème fort et [avec une] thématique [plus] puissante [que] dans [tout] autre roman consacré à la Préhistoire ; en plus, le feu représente, pour certains, une des grandes conquêtes de l’humanité et il y avait là un bel exemple que l’on pouvait rattacher au thème du voyage initiatique, l’un des thèmes [préféré dans ses] films où très souvent on voit un personnage voyager pour se transformer et pour apprendre » 13 .
L’ambition de ce projet est vaste : « résumer quarante mille ans de l’évolution de l’homme, montrer l’âge de pierre, montrer le combat contre l’animalité, le temps des découvertes, des interrogations, l’émergence des sentiments » 14 . Mais, il n’est « pas question de faire dans le genre Raquel Welch vêtue de peaux de bêtes dans un studio surchauffé, ou Victor Mature ululant au milieu de lianes en plastique. [Les auteurs] se veulent concrets, justes et sincères » 15 . « Faire vrai » devient donc la ligne directrice dans la conception du film. Comme Annaud et Brach estiment qu’on ne peut pas faire parler « un chasseur du paléolithique avec l’accent d’Oxford »16 , ni le faire bouger comme nos contemporains, ils demandent à Desmond Morris et Anthony Burgess d’inventer respectivement une gestuelle que l’on veut proche des singes, et un langage aux racines indo-européennes. Quant au décor, l’accès aux grottes périgourdines ayant été refusé et les paysages français étant trop encombrés de pylônes et autres parkings, Annaud décide de tourner en trois endroits : les Caingorms en Ecosse, le lac de Magadi au Kenya, et au Canada. Toujours dans cette recherche devraisemblance, il rassemble seul une « monstrueuse documentation »17 , travaillant sans l’aide de la communauté scientifique qui « jugeait ce projet irréalisable et inepte, la guerre du feu, selon elle, n’ayant jamais eu lieu puisque l’homme en avait toujours eu la maîtrise. D’une manière générale, les scientifiques, parce qu’ils sont jaloux de leur savoir et estiment que toute vulgarisation est vulgaire, refusèrent de [l]’aider en quoi que ce soit»18 . Il est indéniable que La guerre du feu est le premier film de toute l’histoire de la Préhistoire au cinéma à rechercher autant la vraisemblance : réalisateur d’ « une aventure à la manière d’un documentaire » 19 , Annaud se montre en cela le digne héritier de Rosny, romancier certes, mais également grand lecteur des préhistoriens de son temps et auteur d’un livre de vulgarisation sur le sujet avec Les origines publié en 1923.
À sa sortie, le film est diversement apprécié par la critique. Une partie de la presse le juge terne et lent, manquant du souffle qui animait 2001, l’odyssée de l’espace : « à l’exception de quelques images fugitives (le feu sauvé, au début), cette Guerre du feu manque de flamme » 20 ; « lancée par une ardente publicité, La guerre du feu, à l’écran, fait moins d’étincelles » 21 ; un « film plat et ennuyeux […], aucune fièvre, aucun vertige ne l’habite » 22 . À l’inverse, une autre partie- à en croire les chiffres d’entrées, celle que suivent les spectateurs- considère La guerre du feu comme une « réussite artistique » 23 , un film « génial » 24 , « porteur d’un souffle rare » 25 et « insolite, spectaculaire, parfois grandiose » 26 , la qualité première du film étant d’avoir réussi à divertir « en conjuguant imagination poétique et passion de la pédagogie » 27 . Bien que ce jugement soit également celui des préhistoriens, ils adressent au réalisateur quatre types de critiques, comme on peut le lire dans le tableau suivant.
Les critiques de La guerre du feu : réponses de J.-J. Annaud et commentaires
Critiques | Réponses de J.-J. Annaud 28 | Commentaires |
L’aspect physique des Néandertaliens comme des hommes de Cro-Magnon n’est pas conforme à la réalité paléontologique 29 . | « Probablement oui, mais qu’est-ce qu’on en sait vraiment ? Je m’étais beaucoup inspiré des dessins de Burian et je n’ai pas l’impression que mes Néandertaliens soient plus étonnants que les Aborigènes d’Australie ». | Aux descriptions fondées sur l’analyse de dizaines de fossiles et répondant à tous les critères d’objectivité et de rigueur, Annaud préfère l’imaginaire de Burian, pourtant lui-même issu largement de la science de son temps, et le comparatisme ethnologique. Il faut voir ces réponses non comme le résultat d’un véritable raisonnement, mais comme la volonté affirmée d’échapper au cadre trop rigide de la science. Le cinéaste doit s’émanciper du savant, au risque de l’erreur. Annaud admet et revendique même la non scientificité de son film, donnant ainsi à l’anachronisme une valeur heuristique. |
Le film pratique un télescopage chronologique en plaçant à une même époque des hommes et des faits qui n’ont pas cohabité 30 | « C’est tout à fait exact. C’est une volonté poétique de ma part : j’ai comprimé un certain nombre d’éléments pour leur donner un sens visible. Ce n’est pas une réalité historique, ce qui me permet, en ne suivant pas la chronologie, de donner un sentiment de l’évolution qui n’aurait pas été possible si je ne l’avais pas fait. J’ai exprimé une réalité en dehors de celle des scientifiques : c’est une des grandes libertés de l’artiste par rapport à eux ». | |
La vie préhistorique n’était pas aussi violente ni dangereuse que celle montrée dans le film 31 . | « C’est possible, mais quand on retrouvera des films des années 90 on pourra dire aussi que la vie n’y était pas aussi violente que celle montrée au cinéma. Un film, ce n’est pas une caméra de surveillance enregistrant qu’il ne se passe rien dans une banque mais qui s’attache au moment de l’attaque de la banque ; le public le sait, contrairement aux scientifiques qui persistent à croire qu’un film de cinéma est un documentaire exact de la vie dans sa continuité. Un film extrait de la réalité les moments signifiants, exemplaires, extraordinaires ; si une heure trente de vie d’un homme préhistorique n’est pas aussi dense que celle de mes personnages, cela tient ainsi à la nature même du cinéma » | Annaud pose les limites de toute reconstitution cinématographique : un film, même historique, n’est pas la réalité mais une vision de la réalité. Cette vision doit obéir à des règles dramatiques ayant pour but, non d’informer le spectateur, mais de le captiver. Il y a là une différence majeure entre la mission du cinéaste et celle du savant. |
Beaucoup de scènes relèvent plus des attitudes des chimpanzés que des hommes 32 . | « C’est voulu. Je me suis attaché à décrire un comportement simien parce que je pense que beaucoup de nos attitudes sont issues de notre passé de primates. J’avais envie de montrer la primalité de l’Homme plutôt que d’en faire un contemporain habillé de peaux de bêtes ». | Annaud partage le point de vue de nombre d’écrivains qui s’attachent à montrer l’homme préhistorique comme encore inscrit dans l’animalité, ainsi que celui de la plupart des primatologues et anthropologues pour qui la frontière entre le singe et l’animal est des plus ténues. Il répond aussi à une attente du public : celui-ci est tellement persuadé que nos ancêtres préhistoriques ne sont que des singes mal dégrossis qu’il serait déstabilisé, voire déçu, si on ne lui offrait pas cette image. |
Une fuite éternelle et victorieuse
« Les Oulhamr fuyaient dans la nuit épouvantable ». Voilà plus d’un siècle maintenant qu’ils fuient dans les librairies, le cinéma, les vocations scientifiques, les planches de bande dessinée. Voilà plus d’un siècle qu’ils parcourent les esprits et travaillent les imaginations, les emportant vers un ailleurs venu d’un passé insondable. Comment expliquer un tel succès, une telle postérité ? Peut-être parce que nous sommes fils de ces Oulhamr qui, certes, ont fui mais, au final, pour l’emporter et survivre. La guerre du feu est en fait celle de la volonté humaine contre le découragement et la tentation du désespoir et cette guerre, Rosny la fait victorieuse.
Pascal Semonsut
Docteur en histoire
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1 J.-H. Rosny, Les origines, Les éditions G. Crès, 1923, pp. 175-176.
2 J.-B. Baronian, « Présentation » in J.H. Rosny Aîné, Romans préhistoriques, Robert Laffont, Coll. Bouquins, 1985, p. 10.
3 P. Versins, Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la Science-Fiction, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1972, p. 694.
4 J.-B. Baronian, op.cit., p. 11.
5 H. de Lumley, L’atelier du préhistorien, CNRS Éditions, 2011, p. 8
6 F. Bordes, préface de La guerre du feu, Gautier-Langereau, 1960, p.7.
7 M. le Bris, Pour L’amour des livres, Grasset, 2019, pp. 14-16.
8 Patrimoine BD. René Pellos, Glénat, 2005, p. 3.
9 3 tomes aux éditions Soleil, 2002, 2003, 2005 et un 4ème et dernier aux Editions Errance en 2013
10 3 tomes chez Delcourt : 2007, 2009 et 2011.
11 http://roudier-neandertal.blogspot.com/ .
12 G. Brach, « Comment j’ai écrit le scénario », L’Aurore, 16 décembre 1981.
13 Notre entretien d’avril 1998.
14 M.-F. Leclère, « Il était une fois dans les cavernes », Le Point, 14 décembre 1981, n° 482, p. 100.
15 M.-F. Leclère, « Une aventure : La guerre du feu », Le Point, 29 décembre 1980, n° 432, p. 67.
16 J.-J. Annaud, « La guerre du feu », Les cahiers de la Cinémathèque, 1982, n° 35/36, Cinéma et histoire. Histoire du cinéma, p. 208.
17 M.-F. Leclère, « Il était une fois dans les cavernes », loc.cit. p. 101.
18 Notre entretien d’avril 1998.
19 Gérard Brach cité par Jean-Jacques Annaud dans J.-J. Annaud, op.cit., p. 208.
20 L’Humanité Dimanche, 15 décembre 1981.
21 Le Canard Enchaîné, 23 décembre 1981.
22 Les Nouvelles Littéraires, 17 décembre 1981.
23 France Soir, 16 décembre 1981.
24Le Figaro magazine, 12 décembre 1981.
25 Télérama, 16 décembre 1981, n° 1666.
26 Le Monde, 17 décembre 1981.
27 Télérama, 16 décembre 1981, n° 1666.
28 Notre entretien d’avril 1998.
29 J. Carles dans La Croix, 30 janvier 1982.
30 Y. Coppens et D. Vialou dans Le Matin, 16 décembre 1981.
31 Y. Coppens dans Les Nouvelles Littéraires, 17 décembre 1981 et H. de Lumley dans Le Point, 14 décembre 1981, n° 482.
32 M. Sakka dans L’Humanité Dimanche, 15 décembre 1981.
Du même auteur, Pascal Semonsut | Le passé du fantasme La représentation de la préhistoire en France dans la seconde moitié du XXe siècle, éditions Errance, 2013. Pascal Semonsut présente les représentations de la préhistoire depuis les années 50. On pourrait penser naturellement que cette science n’évolue pas beaucoup du fait qu’elle étudie des objets et des faits qui datent de plusieurs dizaines de milliers d’années… Pascal Semonsut nous démontre le contraire ! Le cinéma, les livres scolaires, les films, les bandes dessinées et bien sur la télévision présentent la préhistoire de manières différentes selon l’époque, le contexte politique. Chacun a sa propre vision de la préhistoire. Avec cet ouvrage on découvre pourquoi et comment cette vision s’est construite ! En savoir plus sur Le passé du fantasme |
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