Denisoviens …..Un groupe humain fantôme ou une réalité biologique ?
Jean-luc Voisin
La grotte de Denisova, dans le massif de l’Altaï (Russie), est un site majeur pour l’histoire de l’humanité et a toujours été fréquentée par l’homme. En effet, au 18ème siècle, la grotte était habitée par un hermite, Dionisij (Denis), qui lui a laissé son nom, bien que les populations locales la nomment Ayu-Tash. Dans les années 1970, des artéfacts y ont été découverts ce qui a entraîné des fouilles régulières. Aujourd’hui, 22 strates y ont été définies contenant des pièces archéologiques allant de l’époque de Denis jusqu’à 280 000 ans.
Le matériel archéologique est important et comprend une industrie moustérienne associée à des objets décoratifs (réalisés en ivoire de mammouth, en os, à partir de dents voir même en coquille d’autruche), des bracelets et des pendentifs. Une aiguille à chas datant de 45 000 ans y a même été découverte, ce qui en fait la plus ancienne connue.
Par ailleurs, quelques restes humains y ont mis au jour depuis 1984, mais ce n’est que depuis 2010 que ce site a acquis une dimension supplémentaire avec la publication de Reich et al. En effet, les auteurs considèrent que certains restes humains provenant de cette grotte appartiennent à un nouveau groupe humain, voire à une nouvelle espèce : les Denisoviens. Cependant, les quelques restes humains mis au jour dans cette grotte ne sont pas tous attribués à ce groupe humain (Tableau 1) .
Les restes humains
En 1984, une première dent humaine, appelée Denisova 2, est découverte en stratigraphie. Cette dent est une molaire déciduale, donc appartenant à un juvénile. La même année, une seconde dent est mise au jour et décrite comme humaine mais a été finalement été reclassée en dent de bovidés.
Il faut ensuite attendre l’an 2000 pour qu’un autre reste soit mis au jour. Ce dernier est une molaire supérieure en très bon état de conservation appelée Denisova 4. En 2008, une phalange de main (Denisova 3) est découverte. En 2010, est mis au jour Denisova 8, une couronne d’une molaire supérieure, ainsi que Denisova 5 (une phalange de pied). En 2014, une esquille osseuse (Denisova 11) est reconnue comme appartenant aux Denisoviens.
Les dénisoviens
En 2010, une étude réalisée sur l’ADN* mitochondrial (ADNmt) de la phalange distale Denisova 3. Il ressort de ce travail que l’ADNmt de ce reste est particulier car il présente de nombreuses mutations* qui ne se retrouvent ni chez les Néandertaliens, ni chez les hommes modernes. Ainsi, les Denisoviens seraient une nouvelle espèce humaine. Bien que l’espèce ne fût pas nommée officiellement (même si le nom Homo altaiensis commence à apparaître dans la littérature, essentiellement russe), c’est le premier groupe humain qui a été défini d’après une séquence d’ADN et non d’après des caractères morphologiques, ce qui pose quelques problèmes comme nous allons le voir. Ce résultat a été possible car les conditions de conservation des restes osseux dans la grotte de Denisova ont permis une très bonne préservation de l’ADN.
Les phalanges sont faiblement diagnostiques d’un point de vue taxinomique et ainsi, pouvoir déterminer le groupe humain auquel elle appartient est une révolution en paléoanthropologie. C’est, d’ailleurs, en comparant l’ADN présent dans plus de 2000 fragments osseux découverts dans la grotte de Denisova qu’une esquille osseuse indéterminable (nommée Denisova 11) a été reconnue comme appartenant aux Néandertaliens. Par la suite, trois études portant sur le génome, donc sur l’ADN nucléaire, ont eu lieu. Cela a permis de montrer que la grotte de Denisova a été fréquentée par les fameux Denisoviens (Denisova 3 et Denisova 4) ainsi que par des Néandertaliens (Denisova 5 et Denisova 11). Cela repousse les limites des Néandertaliens beaucoup plus à l’est que ce qui était précédemment accepté. Les résultats confirment aussi la particularité du génome des Denisoviens.
Ces études sur l’ADN ont permis de montrer que les Denisoviens sont plus proches des Néandertaliens que des hommes modernes. En d’autres termes, la lignée menant aux hommes modernes se serait séparée de celles menant aux Néandertaliens et aux Denisoviens il y a environ 600 000 ans. En revanche, la séparation de la lignée néandertalienne et de la lignée denisovienne serait plus récente, et aurait eu lieu il y a environ 400 000 ans (tableau 2).
La morphométrie
Les restes osseux de la grotte de Denisova sont peu nombreux (Tableau 1), très fragmentaires et tous ne sont pas attribués aux Denisoviens. Cependant, deux dents sont suffisamment bien conservées pour permettre une étude précise. Ce sont les molaires Denisova 4 (molaire supérieure 2 ou 3) et Denisova 8 (3ème molaire supérieure). Ces molaires sont très volumineuses et chacune de leurs dimensions sont très supérieures à la variabilité des Néandertaliens et des hommes modernes. De plus, la face occlusale de ces deux dents présente une morphologie rare chez les autres hominidés. Cette mégadontie importante, ainsi que la morphologie générale de ces dents, semblent plus proches de ce qui existe chez les Homo erectus d’Asie du Sud-Est, en particulier ceux de Sangiran (Java, Indonésie), que de ce qui existe chez les Néandertaliens ou les hommes modernes.
Cependant, une dent dont les dimensions et la morphologie sortent de la variabilité d’un groupe humain n’en fait pas pourtant une nouvelle espèce. Par exemple, à Peştera cu Oas (Roumanie), a été mis au jour un individu moderne, nommé Oase 2, de la même période que les restes humains de Denisova.
Cet individu, très complet, possède une 3ème molaire supérieure qui présente non seulement des dimensions très supérieures à celles des hommes actuels, mais aussi des Néandertaliens. Par ailleurs, la morphologie de sa surface occlusale (qui n’est pas abîmée) est particulière et n’existe pas fréquemment, ni chez les Néandertaliens, ni chez les hommes modernes, et n’a pas été observée non plus chez les Denisoviens. Les dimensions de cette molaire ainsi que la morphologie de sa face occlusale se rapprochent plus de la 3ème molaire OH5 (Paranthropus boisei). Ainsi, si cette dent avait été trouvée seule il aurait été impossible de l’intégrée dans la variabilité ni des Néandertaliens, ni d’un autre groupe humain de cette période (MIS3*). Il aurait été facile de la décrire comme la preuve d’une nouvelle espèce. Or, elle a été découverte dans le maxillaire de l’individu Oase-2 qui est un homme moderne sans aucun doute.
La validité de l’ADN
L’étude de Slon et collaborateurs publiée dans la revue Nature du 23 août 2018 donne le premier individu Est-il possible de définir une espèce d’après son ADN ? La question peut sembler très simple et la réponse encore plus : en théorie oui, puisque le génome d’une espèce est nécessairement caractéristique de celle-ci ! En pratique, les choses se compliquent. En effet, nous ne connaissons pas les fonctions de la très grande majorité du génome d’un être vivant. Nous pouvons constater des différences : le nombre de mutations*. Toutes les mutations n’ont pas la même importance. Certaines affectent des régions dites hypervariables car les mutations n’auront pas ou peu d’effet sur l’individu, alors que d’autres régions de l’ADN évoluent très lentement car la plupart des mutations ont des conséquences graves pour l’individu. Cela rend donc les comparaisons délicates. Cependant, il y a plus important. Combien de différences (donc de mutations) entre deux individus sont nécessaires, au minimum, pour affirmer qu’ils appartiennent ou non à deux espèces différentes ? On retrouve la définition phénétique de l’espèce (qui n’a jamais été vraiment appliquée). Dans cette définition on considère que deux individus appartiennent à deux espèces différentes s’ils ont suffisamment de différences morphologiques. Mais où mettre cette limite ?
Ainsi, cet ADN particulier ne reflète pas, à mon avis, une nouvelle espèce au sein du genre Homo mais plutôt d’une population particulière, qui a eu des échanges génétiques, plus ou moins importants, avec d’autres populations humaines soit directement, soit indirectement (voir article dans Hominides.com). Par ailleurs, la barrière de l’espèce apparaît au sein d’une même population au bout d’environ 3 à 4 millions d’années chez les Mammifères et donc une séparation entre les lignées néandertaliennes et denisoviennes d’environ 400 000 ans n’est pas suffisante pour atteindre le statut d’espèce.Par ailleurs, à l’aide de l’ADN, il a été montré que dans le site de Denisova, au moins deux restes sont attribuables aux Néandertaliens : Denisova 11 et une phalange de pied (Denisova 5). Il y aurait donc bien deux populations différentes dans un même lieu. Cela signifie-t-il deux espèces différentes ? Je ne pense pas. En effet, il a été découvert en Chine, dans le site Lingjing (publié en 2017), deux crânes. Les auteurs de cette découverte se contentent de leur attribuer l’appellation Homo archaïque, bien qu’ils présentent de nombreux caractères néandertaliens mais moins prononcés que ceux d’Europe occidental.
On retrouve la notion de spéciation par distance qui montre que les espèces ne sont pas des entités parfaitement homogènes. Il y aurait donc un continuum entre les Néandertaliens européens et des populations asiatiques. Mais que faire des Denisoviens ? Certains considèrent que les crânes asiatiques seraient des Denisoviens. Mais dans ce cas, ils ressembleraient beaucoup à ceux des Néandertaliens. Ce qui n’est pas très cohérent. Le plus simple est de considérer que les Denisoviens forment une population néandertalienne, génétiquement différente des autres. Cela est cohérent avec une étude plus ancienne qui montre que les Néandertaliens peuvent être regroupés en 3 populations génétiquement distinctes. Ainsi les Denisoviens correspondraient à une population néandertalienne qui pourrait être issue d’une population d’Homo erectus qui aurait pu être plus isolée que les autres. Cela permettrait de résoudre un paradoxe mis en évidence par Prüfer et ses collègues. Ces derniers ont montré que les Néandertaliens et les Denisoviens auraient une des variabilités génétiques les plus faibles du monde animal, mais ce paradoxe disparaît si on intègre les Denisoviens dans la variabilité néandertalienne.
En outre, on considère les espèces comme des entités parfaitement homogènes sur leur aire de répartition. Cela n’est jamais complètement vrai, même si pour certaines, avec une forte densité de population et sur une aire de répartition pas trop étendue, on peut considérer l’espèce comme relativement homogène. Des espèces animales présentent souvent des variations génétiques et morphologiques, parfois importantes, entre deux populations distantes.
Conclusion
Ainsi, les Denisoviens forment une unité génétique et correspondent donc bien à une population humaine réelle. En d’autres termes, les Denisoviens correspondent bien à une réalité biologique. En revanche, ils ne correspondent pas à une nouvelle espèce car la date de séparation entre les deux groupes est trop récente. En paléoanthropologie la tendance est à la production d’espèce, mais cela ne correspond pas toujours à une réalité biologique.
La paléo-génomique a beaucoup progressé aujourd’hui et de nouvelles découvertes sont à attendre dans les prochaines années. En effet, aujourd’hui on peut analyser l’ADN présent dans les sédiments (si ces derniers ne sont pas trop vieux) et déterminer les espèces qui ont été présentes dans une grotte ou tout autre site. On pourra ainsi déterminer précisément l’aire de répartition des Néandertaliens et des autres groupes humains, voire même d’en découvrir d’autres.
Jean-Luc Voisin
UMR 5198 & USM 103-Institut de Paléontologie Humaine
Lexique :
*ADN : pour Acide Désoxyribonucléique. Cette longue molécule est porteuse de l’information héréditaire (donc génétique) et donc détermine les caractères héréditaires comme la couleur des yeux, la structure du cœur, la couleur de la peau, etc. On trouve des molécules d’ADN dans le noyau de la cellule et une molécule d’ADN dans les mitochondries.
*Mitochondrie : les mitochondries sont des organites (petites structures) cellulaires que l’on trouve dans le cytoplasme. Les mitochondries sont indispensables au fonctionnement cellulaire car elles produisent l’énergie nécessaire au fonctionnement de la cellule.
*MIS 3 : Marine Isotopic Stage 3 pour Stade Isotopique Marin 3 en français. Les MIS correspondent à des mesures des variations des isotopes de l’oxygène dans les sédiments marins et donc permettent de savoir si la période était chaude ou froide. Le stade 3 correspond à une période plutôt chaude qui débute il y a 59 000 ans et se termine vers 24 000 ans.
*Mutation : changement dans la séquence de l’ADN.
Préhistoire de l’Altaï
ouvrage collectif
Ludovic Orlando
Les études de l’Homme de Denisova
2024 l’Homme de Dénisova sur le plateau tibétain pendant 160 000 ans
2022 Une dent de fillette au Laos datée de 130 000 ans appartient-elle aux dénisoviens ?
2020 L’ADN de Denisova dans la grotte de Baishiya au Tibet
2019 Denisova 195 000 ans
2019 Découverte d’ Homo longi… un dénisovien ?
2019 Une mâchoire de l’Homme de Denisova identifiée au Tibet et datée de 160 000 ans
2018 Hybridation Néandertaliens et Nénisoviens – Jean-Luc Voisin
2017 Dénisoviens … Un groupe humain fantôme ou une réalité biologique ?
2012 Génome décrypté pour l’homme de Denisova
2010 Denisova et Néandertal un ancêtre commun
2010 Une nouvelle espèce d’hominidé identifiée en Sibérie dans la grotte de Denisova