L’art rupestre à Bornéo, des ongles au bout des doigts
L’art rupestre à Bornéo, des ongles au bout des doigts
Luc-Henri Fage
L’art rupestre de Bornéo se caractérise, numériquement parlant, par la main négative dont on a décompté 1 940 dans 38 grottes ornées, et par l’agencement particulier des mains. Qu’elles soient organisées, reliées, combinées, les mains de Bornéo ont quelque chose en plus qu’une simple main humaine.
À l’occasion de la parution du livre Bornéo, la Mémoire des Grottes, chez FAGE éditions à Lyon, nous vous livrons en avant-première deux découvertes réalisées a posteriori, au cours de la rédaction de l’ouvrage, qui confirment cette particularité de l’art rupestre de Bornéo.
L’art rupestre que nous avons contribué à révéler à partir de 1992, au cours d’une quinzaine de missions de prospection spéléo-archéologiques dans les jungles et les grottes de la partie est de Kalimantan, se trouve dans des cavités très difficiles d’accès, parfois plusieurs centaines de mètres au-dessus des rivières et des forêts, dans des falaises calcaires qui présentent le profil type du karst à cônes tropical.
Cette situation extrême, si elle a l’avantage de protéger cet art rupestre fragile contre des visiteurs mal intentionnés, explique pourquoi il n’a été découvert que tardivement et complique singulièrement la tache du chercheur. Pour des raisons de logistiques, nous n’avons pu rester que quelques heures dans certaines des 35 grottes ornées inventoriées… Il a fallu mettre au point des techniques de relevés rapides, combinant croquis à main levée suivi d’un relevé complet photographique. Bien souvent, ce n’est que de retour en France que nous avons pu « approcher » véritablement les peintures situées dans les endroits les plus difficiles d’accès sur l’écran de l’ordinateur. L’émotion n’en est pas moins grande quand on parvient alors à « faire parler » les peintures…
C’est ainsi qu’entreprenant l’inventaire exhaustif des peintures de Bornéo, pour préparer l’édition de l’ouvrage qui vient de paraître, nous avons pu réaliser deux observations nouvelles qui nous avaient échappé sur place.
La mise en scène de la main négative
Si l’art rupestre de Bornéo s’intègre dans l’universalité de l’art rupestre mondial, il possède sa propre singularité, du fait de la part très importante accordée à la main négative. D’autre part, il remonte au Pléistocène (datation combinée U/Th et 14C d’une coulée de calcite sur une main d’Ilas Kenceng, datée de 9 900 BP, donc déposée sur une main plus ancienne).
Cette part donnée aux mains négatives se confirme statistiquement : dans les 35 grottes ornées que nous avons découvert de 1994 à 2006 (à quoi se rajoutent trois grottes récemment découvertes par une équipe des Vulcains), nous avons inventorié 1 938 mains négatives, pour seulement, si je puis dire, 265 peintures au sens strict (anthropomorphes, représentations d’animaux, signes et symboles), plus une centaine de dessins au charbon de bois.
Si l’on met de côté les mains négatives intégrées dans des ensembles mixtes associant anthropomorphes, animaux et signes symboliques, comme cela s’observe dans les autres sites d’art rupestre connus dans le monde, on trouve à Bornéo des ensembles composés exclusivement ou quasi exclusivement de mains, qui sont alors utilisées comme des unités graphiques de base entrant dans la réalisation de compositions picturales où les mains ne sont plus de simples mains humaines, mais les parties d’un tout qui les transcende dans un message de niveau supérieur. Cette mise en scène est propre à Bornéo. L’exemple emblématique est donné par la figure appelée le « Bouquet de Mains » à Ilas Kenceng… (fig. 1) On peut également citer la série de 22 mains alignées de Gua Ham, ou le panneau de 141 mains dynamiques de Gua Masri.
Selon les cas, les mains peuvent être disposées de façon dynamique les unes par rapport aux autres dans un vaste ensemble ; elles peuvent être combinées, par paire ou par trio ; elles sont parfois reliées par des lignes « végétales » qui souvent continuent à travers la paume pour se terminer au bout du majeur ; enfin et surtout, elles peuvent être également décorées de motifs internes. Ces derniers sont composés de petits éléments graphiques très simples, des points, des traits, des coches, des lignes à angle droit ou en « V » dans une infinie variété de combinaison.
Pour la seule Gua Tewet, riche de 240 mains négatives, 102 sont décorées, et de l’inventaire exhaustif qui vient d’être terminé à partir des macrophotos de chaque main, on peut en déduire une gamme de plus de 50 motifs différents, dont le plus commun ne se reproduit que sept fois.
Combinées, appariées, décorées, reliées, en associant un ou plusieurs de ces critères, les mains négatives de Bornéo présentent un niveau de complexité inégalée sur la terre à ce jour.
Des mains animales
En procédant à l’inventaire des photos et des relevés des mains de Gua Tamrin, découverte en 2001, nous avons noté récemment que quelques mains présentent des caractéristiques étranges (fig. 2). Situées entre 5 et 8 m du sol, sur une paroi en dévers, il n’a pas été possible de nous en approcher, mais les nombreuses photos, prises au téléobjectif, révèlent à l’observation attentive des caractéristiques étranges : on dirait qu’elles ont été « épointées », le profil de chaque doigt a été réduit de façon triangulaire, pour obtenir un résultat qui s’éloigne notablement de la silhouette « normale » de la main humaine.
Par coïncidence, cette même année 2001, ayant pu visiter les grottes préhistoriques déjà connues de la région de Maros (Sud Sulawesi), nous avons pu noter un fait analogue dans deux grottes : Gua Samanggi et Leang Cammin-Kanang. Ce sont des mains négatives que j’ai alors appelées « animales » car elles ont subi une transformation picturale qui leur a permis de modifier le profil des doigts, voire d’en supprimer certains. La perception que l’on a alors de ces empreintes négatives bascule de la main (humaine) vers une patte (animale) : des oiseaux avec trois doigts, des reptiles avec quatre doigts, et des singes avec les cinq doigts, mais très fins comparativement à la taille de la paume… La main, qui est le propre même de l’homme, qui le différencie de toutes les autres espèces du règne animal, peut donc devenir, au fil d’un processus de transformation probablement d’essence chamanique, une trace de patte animale…
Pour l’instant, ces mains « épointées » n’ont été observées à Bornéo qu’à Gua Tamrin.
Des ongles au bout des doigts
Une autre singularité de l’expression rupestre de Kalimantan vient d’apparaître sur les photos de plusieurs grottes : la présence manifeste d’ongles dépassant l’extrémité des doigts. La fréquence de ce phénomène et la remarquable précision de la plupart des contours de mains prouvent que cela ne doit rien au hasard. Le fait est surprenant car ce serait la première fois qu’il apparaîtrait dans l’art rupestre (J. Clottes, com. pers. 2009).
Pour l’instant, le fait a été constaté dans 8 grottes, et non des moindres… Mais c’est à Gua Sahak que j’y ai trouvé l’exemple archétypique : une main gauche, de grande taille, dont le pouce présente un ongle démesuré. Nous avons cherché à reproduire le profil de cet ongle à partir d’une main féminine : le parallèle est troublant.
L’expérience a été faite avec de l’ocre délayée dans de l’eau et pulvérisée avec un souffle-en-cul, ancêtre de l’aérographe. Un tel outil est facile à fabriquer avec deux os creux d’oiseau placés presque à angle doit, l’un, horizontal, est tenu dans la bouche et quand on souffle, cela crée une dépression dans le tube vertical, plongé dans le liquide, qui fait remonter ce dernier et le mélange à l’air en très fines gouttelettes. Il est à noter que la forme des mains négatives de Bornéo ne peut avoir été réalisée par simple vaporisation par la bouche, car la finesse des contours est exceptionnelle, il n’y a ni de bavures, ni coulures.
Pour certains cas, nos expériences ont montré que, selon l’angle de vaporisation de l’ocre sur l’extrémité des doigts, on peut voir le profil d’un ongle apparaître un peu amplifié, mais pour les autres cas, le fait est avéré : des ongles saillants sont visibles au bout des doigts.
L’étude, qui ne fait que commencer, devra être continuée, mais d’ores et déjà, la présence d’ongles caractéristiques est un élément supplémentaire permettant de suivre littéralement à la trace le même individu, dans la même grotte, voire d’une grotte à l’autre.
On pourrait penser qu’une population, dont les mains sont en contact permanent avec la matière, pour la cueillette, la chasse, la pêche, la fabrication des outils, etc. ne peut pas conserver longtemps des ongles longs car ils finissent par casser. Ces ongles visibles signifient-ils que la personne qui les portait n’était pas astreinte aux travaux du quotidien ? Soit en raison d’un grand âge, soit parce que son rôle social dans le groupe, comme les chamans, par exemple, pouvait le dispenser des réalités matérielles du quotidien.
Une observation ethnographique qui s’affine
Ces observations récentes complètent l’ensemble des données que nous avons commencé de constituer dans les 38 grottes ornées de Bornéo et qui permettent d’affiner peu à peu le profil de ces hommes préhistoriques qui semblent être les cousins anciens des Aborigènes d’Australie. En ce sens, même si le fait de savoir que certains avaient des ongles longs n’est pas décisif dans l’acte qui consiste à faire une main négative, il permet de donner de la chair humaine à des hommes d’une culture très éloignée dans le temps et dans l’espace, qui a complètement disparu de l’île de Bornéo. Cela complète les informations obtenues dans la même Gua Tamrin, qui fut un tournant important de nos recherches.
Cette grotte, atteinte après une escalade verticale de 30 m, contient 41 représentations d’anthropomorphes. Certains sont dessinés avec un trait stylisé, dansant autour de cavités naturelles de la paroi, armes à la main, de concert avec des mains négatives. Les autres au contraire bénéficient d’une très grande précision graphique, et définissent un code de représentation que nous allons retrouver dans plusieurs autres cavités de Bornéo. C’est presque de l’observation ethnographique : qu’ils soient représentés dans une position dynamique (danse, chasse rituelle) ou hiératique, les corps sont filiformes, la tête est cachée dans une coiffe disproportionnée, les pieds sont massifs, des parures en plumes sont disposées au niveau des reins, laissant apparent les attributs sexuels, des bras brandissent des boisseaux de flèches, arcs ? Ou sagaies ? Et peut-être d’autres objets qui pourraient être un propulseur… Un patient travail de reconstitution d’une fresque mettant en jeux plusieurs cervidés et des anthropomorphes a permis d’en réaliser le relevé et de faire apparaître ces tenues vestimentaires et ces objets
Conclusion
Si la prospection de nouvelles zones encore vierges reste largement ouverte dans les karsts de Bornéo, l’étude des peintures déjà connues est loin d’être terminée. Ce seront les axes de travail de la prochaine décennie, en complétant l’inventaire photographique, en créant une base de données pour recouper les informations et un SIG (système d’information géographique) pour situer à la fois les cavités dans l’espace et les peintures dans les grottes, dont la disposition dans la topologie des cavernes ne doit rien au hasard.
L’auteur Luc-Henri Fage
Photographe, journaliste, graphiste, réalisateur de films documentaires et explorateur, sa passion pour l’aventure l’a amené à descendre en raft le fleuve Zaïre, réaliser la seconde traversée sud-nord de l’île de Papouasie, et à participer à des expéditions spéléologiques en Algérie, Nouvelle-Guinée et, tout récemment, en Patagonie chilienne, souvent caméra au poing. C’est en 1988, à l’occasion de la traversée d’est en ouest de l’île de Bornéo, qu’il est intrigué par une grotte ornée de dessins au charbon de bois. La mission qu’il y organise en 1992, accompagné de l’ethno-archéologue Jean-Michel Chazine, sera la première d’une longue série…
Luc-Henri Fage,
Le Kalimanthrope
www.kalimanthrope.com
Pour lui écrire recopiez cette adresse luc-arobase-fage.fr et remplacez « -arobase- » par @
Bornéo, la mémoire des grottes Luc-Henri Fage et Jean-Michel Chazine Fage Editions Bornéo, la mémoire des grottes est le témoignage d’une aventure hors du commun, racontée par les protagonistes eux-mêmes: la découverte exceptionnelle d’un art pariétal vieux de plus de 10000 ans qui éclaire les processus de peuplement entre Asie et Australie. Depuis 1988, mission après mission, se dessine le profil des populations anciennes de Bornéo, probablement apparentées aux Aborigènes d’Australie, et les relations particulières qu’elles ont tissées avec les cavernes en créant un art rupestre caractérisé par l’abondance de mains négatives: on en a dénombré près de 2000, qui permettent de proposer de nouvelles interprétations de ce motif universel. Cet ouvrage magnifiquement illustré nous fait découvrir la richesse, la complexité et l’ancienneté de cette région du monde aujourd’hui menacée. | |
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