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Le défi préhistorique
Le défi préhistorique
Repenser l’histoire depuis l’art paléolithique
Audrey Rieber
Faut-il envisager l’art préhistorique comme une matrice philosophique pour interroger les liens entre art, histoire et humanité ?
En révélant une ancienneté vertigineuse et sublime, la découverte d’un art préhistorique a bouleversé notre culture en profondeur. En raison des lacunes des vestiges, de l’absence de sources textuelles et de la paradoxale modernité artistique du Paléolithique, ce temps incommensurable aux cadres historiques traditionnels impose de repenser l’histoire. Quels concepts et modèles ont été élaborés pour faire une place à la préhistoire dans l’histoire ? Quelle est leur portée épistémologique ? Que nous disent-ils de l’art, de notre histoire, de notre culture ? Convoquant des grands noms de la préhistoire et de l’anthropologie (Gabriel de Mortillet, Henri Breuil, André Leroi-Gourhan) ainsi que des théoriciens de l’art aussi différents qu’Alois Riegl, Élie Faure, Carl Einstein ou George Kubler, l’ouvrage envisage l’art préhistorique comme une matrice philosophique pour interroger les liens entre art, histoire et humanité.
ENS Éditions
24 illustrations, noir et blanc
Format 21,0 x 29,7
314 pages
Hominides.com
L’auteur Audrey Rieber
Audrey Rieber
Maîtresse de conférences HDR en philosophie à l’ENS de Lyon, membre de l’IHRIM (UMR 5317). Ses travaux en philosophie de l’art interrogent l’historicité des formes, des images et des symboles en s’appuyant de manière interdisciplinaire sur d’autres champs, notamment l’histoire de l’art.
Sommaire de « Le défi préhistorique »
Prologue. Branle-bas de l’histoire
Introduction
Chapitre 1. Les tendances originaires de l’art
Les propylées de l’histoire de l’art (Eckart von Sydow)
Le cercle de l’art mondial et son dehors (Wilhem Worringer)
Le vouloir d’art des troglodytes d’Aquitaine (Alois Riegl)
Chapitre 2. Le grand rythme de l’art (Élie Faure)
La fresque de l’art mondial
La poésie du transformisme
Grèce, Egypte et Dordogne
Chapitre 3. « La fin rejoint le commencement » : les régressions de Carl Einstein
La préhistoire de 1930
Régression tectonique
Casser le cliché du réel et l’histoire conventionnelle
Chapitre 4. La mise en espace de l’histoire
Modéles spatiaux
Conclusion. Les temps de la langue et de l’art
Histoire de l’art et histoire de la langue
Préhistoire et glottochronologie (Kubler)
La remontée vers l’originaire
Achronie et polychronie, ou des constellations
Projection historique
Essai d’aperspectivisme telorel
Repères chronologiques
Index des personnes et des notions
Bibliographie sélective
Un extrait du livre « Le défi préhistorique »
« Une autre histoire
L’hypothèse que je veux défendre est que l’art préhistorique invite à penser l’histoire autrement. La découverte effarante d’une durée inédite est un bouleversement qui n’entraîne pas un simple allongement de l’histoire, mais sa transformation qualitative. Pour faire entrer les découvertes préhistoriques dans l’histoire, il ne suffit pas de faire commencer l’histoire mondiale un peu avant ni d’en ouvrir un chapitre supplémentaire.
Pour rendre compte des découvertes d’Altamira ou des Eyzies, et de toutes celles qui ont suivi, prolonger l’histoire de l’art vers l’avant, ajouter un segment manquant, poser un plus récent début, c’est méconnaître que ces œuvres exigent une conception renouvelée de l’histoire. C’est à une histoire différente, et pas seulement plus longue ou plus profonde qu’elles introduisent. C’est la raison pour laquelle on ne saurait se contenter du concept de longue durée de l’école des Annales, même si celle-ci
entend bien « faire large et profond ». Ni l’« histoire quasi immobile », « lente à couler » des hommes et de leur milieu, ni l’« histoire lentement rythmée » qu’est l’histoire sociale et économique, ni a fortiori l’histoire événementielle « à oscillations brèves, rapides, nerveuses » ne peuvent être simplement appliquées à l’art préhistorique, car sa profondeur est sans commune mesure avec celle appréhendée par la fameuse école.
À l’ébranlement des repères produit par la découverte d’un « précipice » de l’histoire s’ajoutent les incertitudes quant à l’ordonnancement des œuvres, la dimension irréparablement lacunaire du matériel retrouvé, les ruptures de continuité, la complexité d’un devenir qui ne se déroule pas de manière continue et linéaire, l’impossibilité de reconstituer des chaînes causales complètes, c’est-à-dire de situer la première apparition d’un phénomène, ses variations ou perfectionnements, son abandon ou sa disparition, l’impossibilité aussi de réaliser des cartographies exhaustives, de déterminer sans manques la répartition géographique d’un motif ou d’une technique, l’existence de surprenantes proximités entre des cultures éloignées dans l’espace et dans le temps, et, enfin, les phénomènes rares et exceptionnels, sortes d’hapax archéologiques.
Des difficultés spécifiques pour penser l’histoire s’ajoutent dans le cas de l’art, raison supplémentaire pour privilégier son étude sur celle des techniques en général. D’abord, à en croire Georges Bataille, il génère une présence sensible que seules des œuvres d’art et non des restes d’ossements humains ou des outils peuvent susciter. L’art est le « signe sensible » de l’humanité. Ensuite, l’art provoque des effets de résurgence, de télescopage et de curieux effets de proximité. On ne réemploie pas de silex
taillés au xxe siècle alors qu’« en 1933, et à deux pas de l’Opéra, des signes semblables à ceux des grottes de la Dordogne, de la vallée du Nil ou de l’Euphrate, surgissent sur les murs ». Ce sont de troublants anachronismes qui se produisent lorsque les artistes du xxe et du xxie siècle sont bouleversés par la modernité des vestiges retrouvés et inaugurent le thème d’un présent préhistorique ou d’une modernité de 40 000 ans. De manière plus radicale que celle des techniques, enfin, l’histoire de l’art met à mal l’idée de progrès. Or l’histoire des techniques l’appelle de manière immédiate. Que la succession des inventions techniques corresponde à un accroissement des performances humaines, c’est ce que reconnaît même un critique de l’idéologie du progrès comme Claude Lévi-Strauss51. Que le devenir artistique ne puisse être envisagé à partir du progrès technique, c’est ce que l’historien d’art Max Raphaël montre par un double argument : on ne peut pas juger de l’art paléolithique selon le concept de progrès ; le concept de progrès en art est rendu caduc par l’art paléolithique. Premièrement, dit-il, il est incorrect de s’appuyer sur le concept de progrès pour juger, en l’occurrence pour dévaloriser, les œuvres d’art quaternaires. Bien au contraire, « si l’on admet que le haut niveau artistique des œuvres implique un niveau intellectuel et idéologique tout aussi élevé, on met en péril le concept de progrès et les fondements même des sciences historiques ».
Les bases historiques nécessaires pour qu’un art complexe puisse se développer étaient réunies dans la civilisation des chasseurs quaternaires, ce qui invalide l’idée d’un perfectionnement croissant depuis un état zéro de l’évolution. Deuxièmement, on peut aller plus loin dans la décorrélation entre le phénomène de l’art paléolithique et le concept de progrès en affirmant que c’est précisément la considération de l’art paléolithique qui fait comprendre que ce concept ne peut être appliqué à l’art. L’« art, en tant que
tel, n’est pas mesurable avec ce concept ».
Contre la conception simpliste d’un perfectionnement des arts et de la représentation, Jean Clottes déclare à propos de la grotte Chauvet que l’art y « atteint d’emblée un apogée » par le naturalisme des représentations, la maîtrise des techniques et la richesse de l’invention. Si le temps de l’art pose d’autres problèmes que celui de la technique, on n’a toutefois pas l’intention de forcer les différences entre leurs productions : des silex peuvent être admirés sous un angle formel, avec une attention portée à la symétrie, à la polychromie, à l’harmonie. On peut aussi mentionner les cas d’inclusions et d’image dans l’image qui amènent à poser à nouveaux frais la question des frontières de l’art. À quoi s’ajoute que
bifaces et outils ont été intégrés à l’imaginaire artistique du xxe siècle, par exemple chez Fernand Léger en 1932-193356. En tout cas, à la question polémique de Christian Züchner demandant si, avec la découverte de Chauvet en 1994, l’histoire de l’art doit être réécrite57, on répondra avec Jean Clottes par l’affirmative. Le préhistorien franais déplore que les difficultés rencontrées dans l’examen de l’art paléolithique conduisent souvent à rejeter celles des découvertes qui dérangent le précaire ordonnancement en vigueur58. Or, au lieu de tenir pour impossible ce qui ne s’insère pas dans les cadres actuels, il vaudrait mieux, dit-il, garder à l’esprit le caractère provisoire de nos connaissances. Il est envisageable d’aller plus loin que cet appel à la prudence méthodologique et de soutenir qu’on peut, à partir de l’art préhistorique et des difficultés spécifiques qu’il entraîne, envisager d’autres faons d’écrire l’histoire. En disant cela, il ne s’agit pas d’espérer reconstituer la chronologie fine de cet art, ce que son caractère préhistorique rend justement impossible. Le problème n’est pas seulement de datation, mais aussi d’ordre, et concerne plus généralement la conception que l’on se fait du temps. Artistes et théoriciens de l’art ont montré combien la prise en compte des œuvres préhistoriques a modifié le concept et la pratique de l’art. Mais c’est aussi le concept d’histoire qui réclame d’être reconsidéré, raison pour laquelle il faut s’essayer à penser l’histoire à partir de l’art préhistorique, l’histoire depuis l’art.
Mais quelle sorte d’histoire permet-elle de faire une place à l’art préhistorique ? De quelles conceptions devons-nous nous défaire pour le penser non plus avant ou hors, mais avec le reste des productions artistiques ? L’enjeu est épistémologique, car il s’agit de forger une cohérence des artefacts et de les ordonner en un ensemble signifiant dans le temps tout en inventant d’autres moyens de le saisir. Il est aussi pratique, car l’historisation des objets culturels engage la faon dont nous construisons
notre passé.«
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