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Une peinture de bœuf musqué dans la grotte de Niaux (Ariège) ?
Une peinture de bœuf musqué dans la grotte de Niaux (Ariège) ?
Un ovibos à Niaux ?
Eric LE BRUN
Le bœuf musqué (ou Ovibos moschatus) est un sujet rare dans l’art du Paléolithique supérieur. Autour d’une dizaine de représentations de cet animal sont connues.
Pour l’art pariétal, trois figures sont habituellement mentionnées :
– deux dessins au charbon de bois dans la grotte Chauvet (Ardèche)
(Clottes, Gély et Le Guillou, 1999, p.7 ; Le Guillou, 2002, p.194)
– une sculpture en bas relief au Roc-de-Sers (Charente)
(Breuil, 1952, p.331 ; Delporte, 1984, p.582 ; Tymula, 2002, p.170-176).
Deux gravures pariétales de Dordogne pourraient s’ajouter à cet inventaire :
– la première dans la grotte de la Mouthe
(Breuil, 1952, p.300-302 ; Aujoulat et Geneste, 1984, p.146 ; Barrière, 1993, p.122)
– l’autre à Lascaux
(Vialou, 1979, p.262-264 ; Barrière, 1993, p.122 ; Aujoulat, 2004, p.153).
Dans l’art mobilier, une demi-douzaine de figurations d’ovibos sont répertoriées :
– une ronde-bosse en calcaire de Laugerie-Haute (Dordogne)
(Breuil, 1952, p.352 ; Delporte, 1990, p.162 ; Barrière, 1993, p.122 ; Schwab, 2005, p.7)
– un galet gravé de la Colombière (Ain) (Paillet et Man-Estier, 2010, p.70-73 et 99)
– une petite sculpture en bois de renne de Kesslerloch (Schaffhouse, Suisse)
(Capitan et al., 1910, p.197-198 ; Delporte, 1990, p.117 ; Le Tensorer, 1998, p.279 ; Braun, 2005, p.28).
– une gravure sur propulseur à la grotte du Roc-du-Courbet (Tarn)
(Capitan et al., 1910, p.197-198 ; Bandi et Delporte, 1984, p.205 ; Cook, 2013, p.221 ; Braun, 2016)
– une gravure sur bois de renne et une autre sur fragment de plancher stalagmitique à Enlène (Ariège) (Barrière, 1993, p.122 ; Clottes, Gély et Le Guillou, 1999, p.7 ; Bégouën et Clottes, 2007, p.68-69)
Ces représentations paléolithiques d’ovibos sont dispersées dans le temps (de l’Aurignacien au Magdalénien), comme dans l’espace (du Sud-Ouest de la France jusqu’en Suisse).
Région | Attribution chronologique | Nombre | Support | |
Chauvet | Ardèche | Aurignacien | 2 | Pariétal |
Roc-de-Sers | Charente | Solutréen | 1 | Pariétal |
Lascaux | Dordogne | ? | 1 | Pariétal |
La Mouthe | Dordogne | Magdalénien | 1 | Pariétal |
Laugerie-Haute | Dordogne | Solutréen ou Magdalénien | 1 | Mobilier |
Roc-du-Courbet | Tarn | Magdalénien | 1 | Mobilier |
Enlène | Ariège | Magdalénien | 2 | Mobilier |
La Colombière | Ain | Magdalénien | 1 | Mobilier |
Kesslerloch | Schaffhouse, Suisse | Magdalénien | 1 | Mobilier |
Ovibos versus bisons
L’Ovibos moschatus, appartient à la famille des bovidés. Son garrot prononcé le fait ressembler à première vue à un bison, mais malgré son apparence de boviné et son nom de bœuf musqué, il appartient à la sous-famille des caprinés. Ses cornes caractéristiques permettent de déterminer l’âge et le sexe des individus.
L’encornure est aussi un excellent caractère pour distinguer une représentation de bison et celle d’un bœuf musqué. En effet, chez le bison, les cornes se dressent vers le haut, tandis que chez l’ovibos, elles se courbent vers le bas, en direction de la face, puis s’incurvent en remontant vers l’extérieur. Vu de profil, elles dessinent un arc entourant l’œil. Chez les mâles adultes, les bases des cornes s’élargissent et se rencontrent sur le front, pour former une large bosse caractéristique, ne laissant qu’un mince intervalle sans fourrure. Chez les femelles et les jeunes, les cornes sont plus petites, moins larges, et sont séparées par une large bande de fourrure sur le front.
Un ovibos au Salon noir de Niaux ?
Sur le fronton du Cul-de-four du Salon Noir (Grotte de Niaux), la tête animale placée au-dessus du bison de droite a jusqu’à présent été décrite comme celle d’un bouquetin. Mais, par comparaison avec d’autres figures de la grotte et quelques pièces d’art mobilier magdalénien, une nouvelle lecture de ce dessin est à envisager.
L’interprétation de cette figure comme un bouquetin repose sur la lecture des deux lignes courbes partant du sommet du crâne comme une corne recourbée, et de la série de courts traits inclinés situés au-dessus comme une possible indication des nodosités. Pourtant, ce graphisme s’écarte des conventions utilisées à Niaux pour figurer les encornures des bouquetins. En effet, cette double ligne décrit un « S » fortement aplati, tandis que les cornes des caprinés de Niaux suivent habituellement une courbure en arc de cercle, voire une petite corne droite pour le bouquetin simplifié du panneau 6.
De plus, cette manière de figurer les nodosités ne correspond pas non plus aux exemples de la grotte. Quand celles-ci apparaissent, elles sont représentées soit par une ligne supérieure en zigzag, soit par des traits situés à l’intérieur des cornes.
Pourtant, ce graphisme de la double ligne sinueuse surmontée d’une série de traits courts existe par ailleurs à Niaux. Mais cette convention sert alors à représenter les cervico-dorsales surmontées d’une crinière de certains bisons. Il faudrait donc plus logiquement voir dans ce dessin aussi la représentation du dos d’un animal, et non celle d’une corne aux conventions inhabituelles.
Cet animal possède pourtant bien une corne, mais celle-ci est figurée rabattue sur la joue, par les deux traits parallèles partant du front à angle droit vers le bas, puis se courbant vers l’avant autour de l’œil.
Une telle figuration d’un bovidé à corne rabattue pourrait conduire à deux identifications possibles : est-ce un bison avec une courbure de corne atypique ou s’agit-il d’un bœuf musqué ?
La tête du Cul-de-four et les ovibos sur bois de renne magdaléniens
Il existe en effet dans l’art paléolithique quelques animaux avec une corne figurée rabattue sur une joue. Mais les bisons à cornes rabattues sont encore plus rares que les figures d’ovibos. On peut citer une gravure dans la grotte des Trois-Frères (Vialou, 1986, p.132-133), et une peinture dans la grotte du Portel (Leroi-Gourhan, 1995, p.496). Ces deux figures n’offrent d’ailleurs pas de comparaisons concluantes avec cette tête animale de Niaux.
En revanche, les petits protomés d’ovibos magdaléniens d’Enlène, du Roc-de-Courbet et du Kesslerloch offrent des ressemblances intéressantes. La gravure sur bois de renne d’Enlène montre en particulier d’évidentes similitudes avec la figure de Niaux. Ces deux œuvres représentent un animal limité à une tête et à une cervico-dorsale, et cette dernière est figurée par une même double ligne, surmontée de traits courts pour la crinière. Le dessin des cornes est également identique, avec une corne épaisse, implantée sur le front, qui se courbe vers le bas puis pointe vers l’avant en entourant l’œil.
Le rapprochement entre ces deux figures est renforcé par la proximité des grottes d’Enlène et de Niaux, qui ne sont distantes que d’une soixantaine de kilomètres, et ont toutes deux été fréquentées à la même époque. Les dates sur des figures du Salon Noir (une vers 13 850 BP et deux autres autour de 13 000 BP) indiquent que la décoration pariétale de Niaux aurait été réalisée en plusieurs phases, étalées entre le Magdalénien moyen et le Magdalénien final (Clottes, 1995, p.155-156), et l’art mobilier d’Enlène est daté du Magdalénien moyen, vers 14 000 et 13 500 BP (Bégouën et al., 2014, p.67-71).
Les petites têtes en bois de renne d’Enlène, du Kesslerloch et du Roc-de-Courbet, forment un ensemble remarquable. Ces protomés sont représentés sur un même matériau, ils sont de dimensions comparables (5 à 7 cm environ), et ils proviennent de sites pour lesquels des rapprochements entre leurs arts mobiliers ont déjà été effectués. En effet, d’importantes similitudes ont déjà été mises en évidence entre certains objets d’art mobilier du magdalénien des Pyrénées, de la région de Bruniquel (dont le Roc-du-Courbet) et de Suisse (en particulier du Kesslerloch) : baguettes demi-rondes ornées de « tubercules rectangulaires », rondelles perforées avec un décor en forme de rameau, et propulseurs sculptés en tête de cheval (Braun, 2005, p.25-44 ; Braun, 2009, p.75-81). Les représentations de petites têtes de bœufs musqués peuvent s’ajouter à cette liste de thématiques communes.
Par sa ressemblance avec les têtes d’ovibos en bois de renne, notamment avec celle provenant d’Enlène, le protomé du Cul-de-four de Niaux peut être interprété comme une représentation d’ovibos. Cette figure semble être une exceptionnelle version pariétale d’une thématique rare de l’art mobilier magdalénien.
C.R.
Sources
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AUJOULAT N., GENESTE J.M., 1984. Grotte de la Mouthe, In L’Art des cavernes, p.144-147.
BANDI H. G. et DELPORTE H., 1984. Propulseurs magdaléniens décorés en France et en Suisse, In Eléments de pré- et protohistoire européenne, Hommages à Jacques-Pierre Millotte, p.203-217
BARRIERE C., 1993. Thématique de l’art pariétal. Les bovidés. Les bovinés. L’art pariétal paléolithique. Techniques et méthodes d’étude. Paris, Ed. du CTHS,p.109-122.
BEGOUEN R., CLOTTES J., 2007. Compléments aux plaquettes gravées d’Enlène. Cuadernos de Arte Rupestre, n°4, p.51-80.
BEGOUEN R., CLOTTES J., FERUGLIO V., PASTOORS A., 2014. La caverne des Trois-Frères. Anthologie d’un exceptionnel sanctuaire préhistorique. Paris / Montesquieu-Avantès, Ed. Somogy / Association Louis Bégouën, 248 p.
BRAUN I. M., 2005. Art mobilier magdalénien en Suisse. Préhistoire, Art et Sociétés, Bull. Soc. Préhist. Ariège-Pyrénées, LX, p.25-44.
BRAUN I. M., 2009. L’art mobilier magdalénien en Suisse. In : F. Djindjian, Oosterbeek, L. (Ed.), Symbolic Spaces in Prehistoric Art – Territories, travels and site locations. BAR International Series, Vol.40, p.75-81.
BRAUN I. M., 2016. The Musk ox (Ovibos moschatus) in the European Upper Palaeolithic portable art. Paleo, numéro spécial, 2016
BREUIL H., 1952. Quatre cents siècles d’art pariétal. Montignac, Centre d’Etudes et de Documentation préhistoriques, 413 p.
CAPITAN L., BREUIL H. et PEYRONY B., 1910. La caverne de Font-de-Gaume aux Eyzies (Dordogne). Monaco, Impr. du Chêne, 271p.
CLOTTES J., 1995. Les cavernes de Niaux. Art préhistorique en Ariège. Paris, Seuil, 179 p.
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VIALOU D., 1986. L’art des grottes en Ariège magdalénienne. Paris, Editions du CNRS, XXIIe supplément à Gallia Préhistoire, 432 p.
Éric Le Brun est un passionné de dessin et de Préhistoire, en particulier d’art pariétal : il a visité plus de cent trente grottes ornées paléolithiques. Son travail, reconnu par les archéologues, parait régulièrement dans l’édition, la presse, le web, comme dans des expositions, musées et sites archéologiques.
Sa trilogie sur l’art préhistorique en BD est constituée d’ouvrages ludiques et pédagogiques qui s’adressent aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Très documentés, ces ouvrages permettent une meilleure connaissance des cultures de nos ancêtres.
Eric Le Brun est également le scénariste de la BD jeunesse Ticayou (Dessin de Priscille Mahieu , Ed. Tautem).
En savoir plus sur le blog d’Eric Le Brun.
Art préhistorique en Ariège-Pyrénées Jean Clottes