Telliamed – Entretien Claudine Cohen / Romain Pigeaud
Benoît de Maillet, 2023, Telliamed. Entretiens d’un philosophe indien avec un missionnaire français sur la diminution de la mer. Édition établie, présentée et annotée par Claudine Cohen. Grenoble, éditions Jérôme Millon, 432 p.
D’abord distribué sous le manteau, puis imprimé après la mort de son auteur, le Telliamed sent le soufre. C’est la première esquisse d’une histoire de la Terre totalement déconnectée de la Bible, et d’une théorie de l’évolution des êtres, énoncée à l’aube XVIIIe siècle ! L’édition réalisée par Claudine Cohen, donne des clés pour la lecture de cet ouvrage, et le rend accessible à tous.
R. P. : Pourquoi rééditer le Telliamed en 2023 ?
Claudine Cohen : Le Telliamed est un texte riche et d’une grande originalité, crucial pour l’histoire des sciences de la Nature et de l’Homme au tournant du XVIIIe siècle, et une œuvre qui recoupe en bien des aspects par ses intuitions et ses élaborations nos préoccupations actuelles. Sous le masque de l’anagramme, son auteur, Benoît de Maillet, consul de France en Egypte, expose dans ce texte clandestin ses idées sur la formation de la Terre, sur la nature des fossiles, l’origine et le devenir des êtres vivants, sur l’histoire de l’Homme et ses vestiges archéologiques, sur l’immense durée du devenir du globe.
Le texte est traversé d’une forte critique des dogmes religieux, d’où son histoire mouvementée : il a circulé à partir de 1720 sous le manteau pendant près de trente ans, et ne fut édité que dix ans après la mort de son auteur, non sans avoir été revu et corrigé par un abbé soucieux d’en gommer le caractère antireligieux. La présente édition reprend et annote la dernière édition française de 1755 – celle qui a été le plus lue –, et donne des clés pour s’orienter dans la lecture de cette œuvre singulière et complexe. En cette aube des Lumières, Telliamed réfléchit non seulement sur le passé, mais aussi sur le « sort futur » de la Terre, et ses questions sur le devenir de l’humanité dans un environnement changeant font écho aux nôtres. A l’heure où les géosciences repensent le « système Terre », il me semble que les Théories de la Terre du tournant du XVIIIe siècle doivent être relues, non comme des vaines spéculations, mais comme une première tentative pour saisir notre Globe dans sa totalité, articulant le minéral, le vivant et l’Homme.
R. P. : Telliamed est-il un prédécesseur de Lamarck et Darwin ?
Claudine Cohen : Telliamed défend comme Lamarck (et un siècle avant lui) l’idée que les êtres vivants se transforment, pour s’adapter à des environnements changeants. Dès lors que la mer diminue de façon constante (c’est la thèse centrale de son « système ») les animaux, tous marins à l’origine, sont « sortis des eaux » pour s’adapter à la locomotion aérienne et terrestre. Les poissons volants ont vu leurs nageoires se transformer en ailes et leurs écailles en plumes. Il suppose, comme Lamarck, un effort des êtres pour se transformer, et ainsi s’adapter aux changements de leur environnement. Mais c’est un devenir ponctuel, et chaque individu effectue cette métamorphose pour lui-même et sa descendance : il manque chez Telliamed l’idée d’un devenir général des formes vivantes, que l’on trouvera chez Lamarck, et plus encore chez Darwin.
Darwin connaissait le Telliamed – il en possédait un exemplaire dans sa bibliothèque – mais il pense l’évolution du vivant comme une généalogie, une histoire continue, traduite par les multiples embranchements successifs de l’arbre phylogénétique de la Vie. Si pour Darwin « l’Homme descend des Poissons », ce n’est pas par l’effet d’une métamorphose immédiate, presque magique, mais au terme de processus biologiques dont il élucide les mécanismes (variation, sélection naturelle).
On peut néanmoins créditer Maillet d’avoir avancé, sans doute pour la première fois dans un texte scientifique, l’idée d’une immense durée de l’histoire du Globe, qu’il évalue à « plus de deux milliards d’années » à partir de l’observation du lent recul des tracés côtiers. Ce qui signifie, littéralement, un éclatement du temps borné de l’histoire biblique, et l’ouverture de la dimension d’une temporalité incommensurable à tout ce qui a pu être pensé jusque-là.
R.P. : Quel est le rôle de l’imagination dans les sciences, selon vous ?
Claudine Cohen : on a longtemps voulu croire que l’imagination était tout le contraire de la démarche scientifique. Bachelard considérait que la « formation de l’esprit scientifique » commence avec le refus de l’imagination. Cette vision positiviste est aujourd’hui nuancée, voire invalidée. Gerald Holton, Fernand Hallyn, Gerard Simon, ont écrit de très belles pages sur l’imagination scientifique. Nous savons qu’elle joue un rôle central dans l’invention des hypothèses, et que les schèmes poétiques peuvent traduire une vision du monde qui influence les sciences.
La vision baroque de Telliamed paraît déterminer son mode de penser : son mobilisme universel le conduit à l’idée d’une transformation des êtres vivants ; la figure du reflet lui permet de penser ce qui est sous la mer comme l’origine de ce que nous voyons sur la Terre ; sa rêverie sur les mots lui fait lire les noms donnés aux choses comme preuves de leur origine ; il invoque des processus magiques tels que la métamorphose, il donne crédit à des contes et à des fables, à des récits mythiques. Il semble que l’éclatement des cadres contraints du récit et de la chronologie bibliques libère l’imagination et lui ouvre quantité d’hypothèses neuves, dont certaines nous parlent aujourd’hui – métamorphoses des êtres marins en animaux terrestres, immense durée du devenir du globe, et d’une histoire humaine qui se déroule en superposant de multiples civilisations éteintes depuis plus de cinq cent mille ans…
Claudine Cohen est historienne des sciences, directrice d’études à l’EHESS et à l’EPHE/PSL (Laboratoire Biogéosciences).
Propos recueillis par Romain Pigeaud
Claudine Cohen
Claudine Cohen est Directrice d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris). Paléontologue, spécialiste de l’histoire des sciences et philosophe, elle a travaillé entre autre sur l’image de la femme à la Préhistoire (Femmes de la préhistoire, 2016) , l’histoire de la Paléontologie et sur les mammouths. Son dernier ouvrage « Nos ancêtres dans les arbres » (mars 2021) fait le point sur nos connaissance de l’évolution humaine.